Critiques

Découronné.e.s : Joyaux d’insurrection

© Mathieu Léger

Six lettres sur le pouvoir — la prémisse pourrait sembler aride. Le résultat, pourtant, est un réjouissant florilège de discours incarnés et investis. À la fois délicat, articulé et tonique, Découronné.e.s réveille la raison d’être du théâtre : réfléchir aux forces en action dans la cité, dans un lieu, un temps et un imaginaire communs.

Carte Blanche construit de spectacle en spectacle un répertoire où la pensée crépite et la forme s’éclate. La compagnie de Québec explore le grinçant, l’illogisme et le poétique en tendant le microphone à des voix d’une originalité rafraîchissante. Et ce, en ralliant des interprètes et scénographes qui excellent, avec des touches incandescentes, à rehausser le propos. Elle s’allie cette fois au Théâtre l’Escaouette pour composer un collectif paritaire d’artistes du Québec et de l’Acadie.

Six lettres, donc, ont été écrites par des plumes acadiennes. Chacun a choisi de s’adresser à un destinataire : aux habitants du Commonwealth et de ses paradis fiscaux (Jean-Philippe Raîche), à Yara El Ghadban (Gabriel Robichaud), à ma voisine (Mélanie Léger), à l’humanité (Herménégilde Chiasson), à Carte Blanche (Georgette Leblanc) et à toi qui m’invites à la manif (Céleste Godin). Mission : explorer la notion de découronnement.

© Mathieu Léger

Froufrous et dessins géants

Raîche aborde habilement le poids de la couronne d’Angleterre et de l’empire colonialiste, ce qui donne un premier tableau où les interprètes s’habillent de crinolines froufroutantes, s’échauffent et travaillent leur diction, comme avant une représentation. Prenant lui aussi la tangente du pouvoir politique, Chiasson signe un dithyrambe philosophique qui mutera en rap grotesque, livré avec aplomb par les deux interprètes masquées du dessin du visage de l’auteur.

Les dessins de Mathilde Corbeil des visages des écrivains et écrivaines sont d’ailleurs un des socles de l’univers scénique conçu par Julie Lévesque. Projetés sur des panneaux mobiles, dédoublés et animés, ils livrent des bouts de leurs écrits. Renforçant le motif de dédoublement, les interprètes portent à peu de chose près le même costume, la même coiffure et parlent parfois à l’unisson ou de manière décalée.

Pour livrer le très beau texte de Robichaud, elles se trouvent cadrées par deux portes-patio (autre outil scénographique fort bien exploité) éclairées de vert et de rouge, les couleurs du drapeau de la Palestine. Livrée dans des microphones qui créent une proximité veloutée, la lettre jette un éclairage politique articulé et empreint de tendresse sur le conflit qui fait rage, loin du ton journalistique et du flot de statistiques habituelles.

© Mathieu Léger

Exercice de style

On retombe dans une apparente légèreté pour le tableau adressé « À ma voisine », où l’espace scénique est divisé par une clôture blanche et deviendra le plateau d’un exercice de style aux allures de partie de ping-pong. Sur tous les tons, les deux interprètes tentent à tour de rôle de dire à une banlieusarde insouciante que ses pesticides à usage esthétique sont une aberration écologique et de santé publique.

Le texte de Leblanc est livré par Xenia Gould dans un éclairage cru, avec un projecteur braqué sur l’assistance. On en retient le désir d’émancipation, le questionnement de ses propres perceptions et la charge, qui s’abat sur le public comme une lame de fond.

Ce collage de tons aurait pu être périlleux s’il n’était pas effectué de main de maître par Christian Lapointe, qui signe une mise en scène réglée au quart de tour. Et par deux interprètes toujours sur la bonne note, qui incarnent avec nuances et assurance toutes les couleurs de la partition.

L’alternance de textes plus imagés et ludiques et d’autres, plus subtils et sentis, se conclut par un dialogue savoureux. Les deux comédiennes, couchées au sol et filmées en plongée, discutent du vrai, du faux et des échos du film d’animation Anastasia (dont la musique accompagne quelques moments clés du spectacle). Est-ce une vision romantique et édulcorée de la révolution ? L’équivalent du complexe de Cendrillon pour les activistes allumées par les mèches de cheveux d’un rebelle ? Il s’agit d’une parfaite conclusion à ce tour de manège qui carbure aux insurrections nécessaires.

© Mathieu Léger

Découronné.e.s

Texte : Gabriel Robichaud, Herménégilde Chiasson, Mélanie Léger, Céleste Godin, Jean-Philippe Raîche et Georgette Leblanc. Mise en scène : Christian Lapointe, assisté de Nicolas Dupuis. Scénographie et costumes : Julie Lévesque. Lumière : Martin Sirois. Direction technique : Matéo Thébeaudeau. Avec Caroline Bélisle et Xenia Gould. Une coproduction de Carte Blanche et du Théâtre l’Escaouette présentée au Théâtre Périscope jusqu’au 30 novembre 2024.