Critiques

Zéro de conduite : Quand les chats ne sont pas là, les souris dansent

© Fabrice Gaëtan

Zéro de conduite est l’adaptation libre du moyen-métrage de Jean Vigo, paru en 1933, qui a été censuré la même année en France. Dans l’œuvre cinématographique, des élèves d’un pensionnat se révoltent contre l’autorité des surveillants. L’adaptation théâtrale d’Evelyne de la Chenelière et de Jérémie Niel reprend ce même filon, mais campe cette fois-ci l’intrigue dans un camp.

Force dialogique

Cette histoire, qui met en scène le renversement des pouvoirs (enfants/adultes), possède une dimension universelle propice à une adaptation théâtrale, d’autant qu’elle comporte son lot de métaphores. On en vient en effet à penser à tous les dérivés possibles d’une telle fable, où des abusés se révoltent contre les règles absurdes imposées par une autorité. Impossible de ne pas prendre plaisir devant une telle prémisse jubilatoire.

Dans le Zéro de conduite de Jérémie Niel et d’Evelyne de la Chenelière, trois adultes ont pour rôle d’animer (ou plutôt, de surveiller) six enfants dans un camp, où les jours défilent dans l’ennui le plus total. La pièce compose des vignettes où les enfants apparaissent tour à tour désœuvrés, fatigués et humiliés. Le ton n’est toutefois pas tragique, mais se situe plutôt sur le terrain du grinçant, de la caricature et de l’humour – bref, de la satire.

© Fabrice Gaëtan

L’ingéniosité de cette pièce tient à son écriture. Les dialogues sont extrêmement bien cousus les uns aux autres et permettent de construire rapidement les personnages. Si le portrait des trois moniteurs du camp se dessine dès les premières minutes, les personnages évoluent tout au long de la pièce et en viennent à se révéler plus complexes qu’ils n’y paraissaient au départ. Le texte est d’autant plus savoureux qu’il est porté par une distribution très solide (Sabri Attalah, Macha Limonchik, Gabriel-Antoine Roy). Les acteurs performent d’un bout à l’autre dans cette partition exigeante, qui demande à la fois du rythme et de la précision. Le personnage de la directrice, incarné par Macha Limonchik, danse sur une fine ligne, en se montrant autoritaire et intimidateur, mais aussi jovial et attachant. Un travail remarquable d’équilibriste.

Huis clos

La mise en scène de Jérémie Niel est très épurée. Du cinéma, la pièce garde sa composition, par sa construction semblable au montage cinématographique, avec ses courtes scènes et ses fondus au noir. Surplombant ce décor élémentaire, la conception sonore construit à elle seule l’atmosphère de la pièce. Des sons d’animaux sauvages, de tempêtes, et de voitures filant à toute vitesse construisent un environnement riche et menaçant. La conception sonore réussit également à camper superbement ce lieu, en isolant le dedans et le dehors, ce qui permet véritablement de sceller ce huis clos qui ressemble parfois à une prison. La scénographie mise d’ailleurs sur un tableau morne et brun, éclairé par une lumière oppressante, le tout accentuant le sentiment d’un lieu sans joie. Le tout, éventuellement, se déconstruit, se renverse, pour laisser place à un joyeux carnaval de couleurs, d’odeurs et de texture.

© Fabrice Gaëtan

Un joyeux carnaval

Les enfants, qui d’abord sont muets – voire muselés – se réapproprient leur pouvoir dans la deuxième partie de la pièce, qui prend des allures de tableau grotesque. Les spaghettis et les tissus revolent dans cette libération qui se fait sous le signe de la révolte et de la festivité. Il est ingénieux d’avoir confisqué la joie durant toute la première partie de la création pour la réserver à la toute fin. L’effet est jubilatoire : on pense d’ailleurs aux 400 coups en observant ces enfants (fort bien dirigés par Antonia Judith Hayward) construire un univers sans lois, légers puisque soustraits d’une autorité oppressante. Zéro de conduite est une pièce salvatrice, aussi subtile qu’énergique, qui donne envie de revoir le duo Niel-de la Chenelière à l’œuvre.

Zéro de conduite

Coproduction : Pétrus et Espace Libre. Une adaptation libre du film de Jean Vigo. Mise en scène : Jérémie Niel. Création et dramaturgie : Evelyne de la Chenelière et Jérémie Niel, avec la collaboration de l’équipe. Codirection de création : Ariane Lamarre. Interprétation : Sabri Attalah, Macha Limonchik, Gabriel-Antoine Roy, Frédérique Bossé, Sacha Bourdon, Ejan Dani, Neliyah Kamagate, Roméo Lucas et Ali Moulounda Condé. Coaching des enfants et soutien à la création : Antonia Judith Hayward. Lumière et espace : Cédric Delorme-Bouchard. Conception sonore : Éric Forget. Costumes : Léonie Blanchet. Maquillages : Véronique St-Germain. Assistance à la scénographie et aux accessoires : Léa Pennel. Sonorisation : Jérôme Guilleaume. Direction de production : Mathilde Boudreau. Direction technique : Rébecca Brouillard. À Espace Libre jusqu’au 21 décembre 2024.