JEU des 5 questions

Cinq questions à Thomas Duret

© Olivier Hardy

Thomas Duret est un artiste touche-à-tout œuvrant à Montréal depuis 2012 avec la compagnie Baobab – Création multidisciplinaire. Il a réalisé Une excellente trilogie sur la vie et 1 h pour sauver le Théâtre, deux pièces présentées à La Chapelle. Il écrit aussi de la poésie.

Comment vous est venue l’idée de parler de « leadership » sur la scène, un terme associé surtout aux affaires et à l’économie ?

Ça a été un très long processus. Le projet a commencé à germer en 2017, alors que je m’intéressais aux discours d’hommes politiques fascistes du XXe siècle (Hitler, Mussolini, Staline). J’étais déjà intéressé par la notion de discours et de commandement (tel que décrit par le philosophe italien Giorgio Agamben), et l’idée que la parole agit comme un dispositif performatif : elle génère des réalités par le simple fait de les énoncer. Si on ajoute à cela une certaine répétition, on se rend compte que le cerveau humain absorbe rapidement ce qui est dit et le considère comme une réalité tangible – même si ce qui a été dit est totalement faux (ce sont les bases de la propagande). À l’époque, Trump commençait son premier mandat et on ne parlait pas encore trop de post-vérité. En plus de cette réflexion sur les discours, j’utilisais déjà une certaine multidisciplinarité artistique dans mon travail théâtral, joint à un travail physique et performatif. J’aime travailler par contraste et j’ai eu envie de voir ce que donneraient des extraits de Mein Kampf (par exemple) avec des partitions basées sur des jeux de camp de jour. Le résultat était très intéressant, et c’était même troublant de voir comment ces « univers » ou « langages » s’imbriquaient assez bien les uns dans les autres. Quand on apprend que les camps de jour sont issus des camps scouts européens, et que ceux-ci ont été inspirés en partie par les jeunesses hitlériennes, ça tombe sous le sens. Quand on a repris le travail de répétition après la pandémie, la dramaturgie avait mûri. J’avais absorbé beaucoup de lectures des hommes politiques nommés ci-haut et ma vision avait quelque peu changé. En travaillant avec les interprètes, et à travers les explorations scéniques, je me suis rendu compte que ce qui m’intéressait le plus n’était pas seulement les dynamiques de pouvoir ou encore le potentiel des discours, mais comment, à partir de presque rien, nous pouvions créer des dynamiques insidieuses dans un groupe de personnes qui ne se connaissent pas.

© Juliette Diallo

À l’automne 2022, je suis tombé sur des textes de Jo Freeman, une théoricienne féministe des années 1970. Elle abordait les notions de structures formelles et informelles dans les groupes militants – ainsi que leurs avantages et leurs désavantages. D’une grande justesse et lucidité, ces textes dénonçaient les structures informelles que nous, artistes et militant∙es, avons tendance à aduler sous prétexte qu’elles sont plus égalitaires ou horizontales. Ça a grandement résonné avec moi, car le projet sur lequel nous travaillions avec mes collègues représentait justement une structure formelle (jeux, pointage, éliminations, arbitre, etc). Après des discussions avec Pierre-Olivier Gaumond (dramaturgie) et Barbara Papamiltiadou (direction de production), j’ai eu envie de m’éloigner de la structure formelle pour me rapprocher de la structure informelle. S’il n’y avait plus de système de points, de punitions, de gagnant∙es ou de perdant∙es, qu’est-ce qui allait faire en sorte que ce groupe allait décider de rester ensemble et de poursuivre les exercices proposés par le facilitateur Jean-Sébastien (joué par Samuel Bleau) ? Les réflexions se sont plus orientées vers le concept de « groupe », « d’individu » et, bien sûr, de meneur ou de meneuse. Ça a été notre nouvelle base de travail et c’est la direction que nous avons continué de prendre jusqu’à la fin. Pour moi, un∙e leader ne peut exister sans les autres, sans un groupe. Cette position représente une force centrifuge qui pousse les gens à agir différemment selon les groupes dans lesquels ils et elles sont. Tu peux prendre un groupe de huit personnes et les laisser s’organiser, et tu auras un certain résultat. Tu ne changes qu’un seul élément, qu’une seule personne dans le groupe par une autre, et l’ambiance est complètement différente. C’est presque de l’ordre de la science (sociale ou pure). Les êtres humains sont des électrons et les interactions entre les interprètes sont très riches, et surtout porteuses de discours intérieurs qui nous ont été légués par les contextes (sociaux, politiques, économiques) dans lesquels nous avons grandi. En gros, ce projet est un laboratoire à aire ouverte sur les dynamiques sociales dans un groupe donné. On est à la croisée du théâtre et de l’expérience sociologique.

© Juliette Diallo

Aviez-vous à l’idée de faire une pièce « politique » ?

Aucun des projets que j’ai faits ne comportait pas une forte présence politique. Pour moi, il n’est jamais question de faire une pièce de théâtre  »politique » ou pas. Tout ce que je fais s’intéresse aux liens qui existent entre l’individu et le collectif, et comment ces deux dimensions se contaminent tout en évoluant en parallèle. Tout ce qui existe dans les sociétés humaines est politique. Parfois il y a beaucoup de vernis par-dessus, pour que ça n’ait pas « l’air » politique, parce que c’est un mot galvaudé qui a souvent un mauvais effet. J’assume totalement la dimension politique de chacun de mes projets, sans pourtant en faire un fer de lance. Dans ce cas-ci, puisqu’on parle aussi  »d’hommes politiques », je dirais simplement que c’est un adon. Je ne cherche jamais à faire une pièce qui soit dans l’air du temps ou en lien avec l’actualité. Ce n’est pas, à mon sens, le travail d’un∙e artiste. Cependant, si je reprends l’analogie du joueur à la roulette au casino, à force de parier sur le même chiffre, on finit par toucher dans le mille. Comme tout est cyclique, et que nous sommes exactement à 100 ans d’écart de la montée du fascisme en Allemagne, il n’est pas très surprenant de voir que l’histoire se répète. La plupart des personnes qui ont vécu la montée des mouvements fascistes ne sont plus là aujourd’hui. Même si nous avons les livres d’histoire, nous n’avons pas les témoignages vivants qui peuvent nous donner une idée palpable de ce que cela veut dire « ‘vivre la montée des idéologies totalitaires »; de nous expliquer concrètement l’ambiance dans laquelle il et elles ont vécu à ce moment-là. Et comment tout a basculé sans s’en rendre compte. On change simplement les noms et les lieux et on recommence.

Dans le récit, on passe de la bienveillance au conflit, cette transformation est une idée fertile pour des interprètes et un metteur en scène, non ?

Tout à fait. C’est d’abord le conflit qui nous a beaucoup nourris. Comment le faire surgir de presque rien, comment l’alimenter par la bande, en subtilité. En même temps, je voulais éviter de tomber dans le piège de créer une pièce qui ne parle que du conflit puisqu’une qu’une bonne pièce de théâtre dramatique est alimentée par des conflits. C’est marrant de voir des gens s’engueuler sur scène, mais ça atteint rapidement un plateau. Ce qui m’intéresse, c’est comment on se rend au conflit. À partir de quand est-ce un conflit ? Quand les gens ne sont pas d’accord sur un sujet ? Quand les émotions sont-elles exacerbées ? Quand les gens crient ? Il y a des conflits qui passent sous silence, des tensions qui se créent avant qu’un conflit n’éclate, et c’est la complexité de ces choses-là qui m’intéresse. Parce que c’est le terreau qui alimente nos relations sociales quotidiennes. Cela nous en apprend beaucoup sur nous-mêmes. C’est la vision que nous avons d’un conflit qui m’intéresse avant le conflit lui-même. La bienveillance est venue après, pour tempérer le récit et surtout pour que les choses ne s’échauffent pas trop vite. C’est très facile de créer un récit où tout le monde finit par se taper dessus : les êtres humains contemporains sont socialisés à profiter du conflit, et donc à les générer. C’est très bon pour toutes les structures de pouvoir et d’oppression qui contrôlent chaque aspect de nos vies. La bienveillance est là aussi pour montrer que c’est possible de désapprendre la violence, les conflits qui s’enveniment, la communication violente, etc.

Parlez-nous des interprètes provenant de diverses disciplines. Comment s’est déroulé le travail en groupe ?

Pour être capable de créer ce que j’avais en tête, j’avais besoin d’interprètes en forme, avec beaucoup d’endurance et aussi des gens à l’aise avec leur corps sur scène, donc des gens qui ont fait du théâtre physique, du cirque ou de la danse. L’objectif était de recréer un événement sportif – les interprètes allaient donc devenir des sportifs sur scène (sans triche, parce que tous mes projets sont performatifs. Vu la durée finale du projet, il faut être capable d’encaisser tout ça. C’est presque de l’athlétisme ! Même si on s’est éloigné de l’idée de départ, on a gardé le côté performatif. À partir de l’ego naturel des interprètes, nous avons développé des « personas », qui sont inspirées de leurs propres traits et de leur personnalité sans pourtant les rendre caricaturaux. Ça donne un côté vivant qui est inimitable, car ce sont les interprètes que nous voyons courir, s’exciter, gagner ou perdre à des jeux. C’est très authentique, car c’est leur vrai ego qui est mis sur la scène, qui nourrit l’esthétique hyperréaliste. Puis, avec d’incessants allers-retours entre le travail d’improvisation sur scène avec les interprètes et le travail d’écriture en solo pour moi, nous en sommes arrivés à un canevas qui nous a servi de base pour la dernière étape de création, soit les répétitions en juin 2024.

Autre enjeu collectif, en tout cas, celui des arts vivants. Le sous-financement actuel a-t-il eu des répercussions sur votre démarche ?

C’est principalement ce qui fait que cela a pris sept ans avant de faire aboutir le projet. Ça, et le manque de confiance et de soutien total de la part d’institutions théâtrales. J’ai obtenu une première (petite) subvention en 2019, puis un autre montant en 2021. Nous avons commencé à travailler réellement en 2022 (en attendant que les mesures pandémiques s’atténuent), et il a fallu attendre le printemps 2024 pour obtenir un montant qui nous permettrait de terminer le projet. Même là, nous avons obtenu les deux tiers de ce qui était nécessaire, ce qui fait que nous avons dû travailler très fort en très peu de temps pour faire aboutir ce gros projet (8 interprètes, 16 personnes en tout sur le projet pour un spectacle de création de 2 h 20). Dans tout ça, il y a bien évidemment une bonne douzaine de refus de demandes de subvention aux trois Conseils des arts qui ont ralenti le processus.

Cela dit, tout le monde (ou presque) vit cette situation depuis les dernières années. On ne fait pas exception. Au niveau institutionnel, le tableau est encore plus sombre. Bien qu’ayant tenté de proposer ce projet dans plusieurs lieux et festivals à Montréal, aucun n’a voulu se pencher plus longuement sur le projet. Ce n’est pas parce que l’enjeu est trop politique, à mon avis, c’est plus que cela a rapport avec une certaine vision élitiste qui se retrouve dans les choix esthétiques qui sont faits dans les programmations montréalaises. Je me permets de nommer cela, car je travaille aussi comme commissaire indépendant dans les pratiques multidisciplinaires, et je vois quel∙les sont les artistes, les esthétiques ou les projets plus souvent validé∙es que d’autres, et pourquoi. Cet enjeu est autant à la source du burn-out de beaucoup d’artistes que le sous-financement. Cela dit, il est plus facile de viser vers l’extérieur plutôt que d’amorcer une remise en question de notre manière de faire à l’interne. Là aussi, je ne suis pas la seule personne à nommer ces faits, ce n’est rien de nouveau.

Ce projet propose une esthétique et une approche dramaturgique très singulière. Alors que nous avions les fonds, mais pas le soutien institutionnel (ce qui est ironique parce que la situation inverse est beaucoup plus courante), j’ai fait le choix de prendre la salle communautaire de la Cité des hospitalières en transition. En plus des coûts très réduits d’utilisation, j’aimais beaucoup le cachet de la salle et de ce que ça nous permettait d’explorer, ce qu’une salle de théâtre ne nous offrait pas. Une salle de spectacle bien équipée c’est super si tu veux travailler sur un canevas vierge. Dans notre cas, là où nous en étions rendus et sachant que le soutien ne viendrait pas, j’ai pris la décision de faire le spectacle dans la salle que nous avions utilisée pour notre laboratoire de 2022. J’avais assez attendu pour réaliser ce projet, il était temps de le terminer. Je pense que c’est un pari réussi à ce niveau, car ce lieu offre un cachet et une dimension qui n’est pas reproductible aisément ailleurs et la salle est aussi un personnage dans le projet. Le sous-financement a des impacts sur tout, et pas seulement sur notre processus de création. Tout le monde est à statut précaire, les conditions ne sont jamais idéales et on se retrouve à travailler très fort pour se rendre compte que notre parole s’ajoute à une cacophonie assourdissante de paroles – et que les salles sont de moins en moins remplies.

Est-ce que ça vaut le coup de continuer ? On n’a jamais vraiment de réponse. Avec Il fera trop froid on a essayé de faire quelque chose de différent, autant dans le processus, l’esthétique globale et que le résultat final. On verra à la fin des représentations si cela aura valu le coup.

Il fera trop froid est présenté du 21 janvier au 1er février 2025 à la Cité des hospitalières en transition.