Critiques

Oh ! Canada – Chapitre 1 : L’Est du pays : Déplorer dans la joie

© Catherine Archambault

Il faut une certaine hardiesse pour aborder un thème qui déclenche tourments et emportements, comme sait le faire la situation des francophones canadien·nes, qu’ils et elles résident au Québec ou ailleurs entre le Pacifique et l’Atlantique. Les enjeux entourant ce sujet sont aussi multiples que complexes, qu’il s’agisse de l’insécurité linguistique (qui fera d’ailleurs l’objet d’un autre spectacle, Parler mal, de Bianca Richard et Gabriel Robichaud, qui prendra l’affiche du Centre du Théâtre d’Aujourd’hui en avril), de la représentativité sur les scènes politiques et médiatiques, de l’accès à l’éducation dans un contexte minoritaire, de l’apport des nouveaux et nouvelles arrivant·es ou encore de l’assimilation galopante des locuteurs et locutrices de la langue de Molière dans certaines provinces. Or, la Franco-Ontarienne Danielle Le Saux-Farmer et la Québécoise Noémie F. Savoie, autrices d’Oh ! Canada, sont prodigieusement parvenues à traiter de toutes ces problématiques avec un ludisme désarmant qui ne compromet en rien la richesse du contenu ou la lucidité du propos.

Le duo de dramaturges-interprètes est accompagné sur l’aire de jeu, meublée d’un écran géant en fond de scène et de quelques chaises – dont l’usage imaginatif assure un vif dynamisme au spectacle –, de deux autres comédiens : Ziad Ek, qui, s’il a passé une bonne part de sa jeunesse chez nos voisin·es de l’Ouest, estime réductrice l’étiquette franco-ontarienne, et Carlo Weka, né en Italie de parents congolais, qui non seulement est établi au Nouveau-Brunswick, mais qui se réclame (avec une circonspection respectueuse) de l’identité acadienne. S’y ajoute encore, en direct de la régie pour la majeure partie de la pièce, Moriana Kashmarsky, d’origine ukrainienne, qui, maîtrisant aussi l’anglais, a fait le choix du français, notamment sur le plan professionnel. La distribution à elle seule s’avère parlante quant aux nuances identitaires quasi infinies qu’on ne saurait sacrifier au profit d’une simplification du discours.

© Catherine Archambault

Ensemble, mais différent·es

Il aurait certainement pu être aride de condenser cinq années de recherches, des chiffres issus de statistiques et des analyses d’expert·es en un spectacle, le premier de ce qui sera une série et qui se concentre sur l’Ontario, le Québec et les provinces maritimes. L’humour prend providentiellement d’assaut la production avec force recours à l’absurde, mais aussi une luxuriante dose d’autodérision. Or, sous les loufoqueries se tapissent des enjeux cardinaux et parfois même de cruelles révélations. Comme lorsque Le Saux-Farmer emprunte l’accent de sa région d’origine pour ensuite confesser qu’elle ne peut qu’imaginer qu’elle s’exprimait jadis de cette façon, ce souvenir l’ayant quittée. C’est qu’elle a modifié sa parlure en s’établissant au Québec, ressentant que son idiome originel ne correspondait pas à la norme d’un français adéquat dans sa patrie d’adoption.

Cette manière de conscientiser dans le plaisir et, surtout peut-être, dans la complicité (entre membres de l’équipe, mais aussi, largement, avec le public), sans verser dans la moralisation, mais sans, non plus, escamoter les considérations préoccupantes auxquelles il convient de s’intéresser, atteint indéniablement sa cible. Lanceurs et lanceuses à la fois d’alerte et de blagues, ces joyeux lurons – certes un brin fébriles au soir de la première –, qui interpellent directement l’assistance dès le début de la représentation en lui posant des questions, n’échappe à aucun moment le fil de son attention.

Outre l’adresse au public ainsi que les procédés humoristiques déployés, d’autres stratégies sont à l’œuvre pour faire d’Oh ! Canada une production des plus engageantes. Citons le jeu-questionnaire gorgé d’ironie où remporte la victoire la province dont la population francophone est la plus malmenée, que ce soit sur le plan des services disponibles ou sur celui du rayonnement culturel, entre autres. Notons tout de même que le rap entonné par Weka et Ek, si entraînant soit-il, ne se révèle peut-être pas tout à fait au point, le refrain étant un brin répétitif et les couplets, plus ou moins intelligibles. Il a néanmoins le mérite de s’inscrire au sein d’une mise en scène (signée Le Saux-Farmer) vivante et enthousiasmante, ponctuée par des images vidéo en lien direct avec les questionnements émanant de ce spectacle à la fois troublant par ses propos, mais réjouissant par sa facture.

© Catherine Archambault

Oh ! Canada – Chapitre 1 : L’Est du pays

Texte : Danielle Le Saux-Farmer, Noémie F. Savoie. Mise en scène : Danielle Le Saux-Farmer. Idéation et recherche : Nicolas Gendron, Danielle Le Saux-Farmer. Recherche : Noémie F. Savoie. Contribution à l’écriture : Ziad Ek, Moriana Kashmarsky, Carlo Weka. Regard extérieur : Gilles Poulin-Denis. Éclairages : Emilio Sébastiao, Tristan-Olivier Breiding. Conception sonore : Nick Di Gaetano. Vidéo : Guillaume Saindon, assisté d’Eliott Martin. Avec Danielle Le Saux-Farmer, Noémie F. Savoie, Ziad Ek, Moriana Kashmarsky, Carlo Weka. Une production du Théâtre Catapulte, en collaboration avec la biennale Zones Théâtrales du Centre national des arts, présentée au Théâtre Denise-Pelletier jusqu’au 1er mars 2025.