Critiques

TANZ : Rêve fiévreux

© Eva Würdinger

TANZ, œuvre phare de la chorégraphe autrichienne Florentina Holzinger qui frôlait les terres québécoises pour la toute première fois, se dépose quelques soirs à l’Usine C. Troisième volet d’une trilogie axée sur la transformation du corps, cette pièce trash, gore, mais aussi originale et drôle, ne laisse personne indifférent.

Il y a des œuvres qui marquent plus que d’autres, et TANZ en fait sans aucun doute partie. Cependant, il est encore difficile de définir si c’est pour les bonnes ou les mauvaises raisons. C’est en effet avec une certaine appréhension que l’on se dirige vers l’Usine C : « Ce spectacle comporte des scènes de perçage en direct, de suspension corporelle, de nudité ainsi qu’une représentation explicite de violence sexuelle. Certaines scènes ont recours à des crochets, des aiguilles, du sang et des lumières stroboscopiques », prévient la salle. Ceci laisse imaginer le pire. Mais, après coup, c’était vraiment plus de peurs que de mal, comme on dit.

En effet, après une scène sombre, criante, mais rapide, le spectacle commence très tranquillement, subtilement, et plante vraiment une ambiance, un décor. Nous sommes dans une classe de ballet assez ordinaire (en omettant la nudité). La barre, cet enchaînement traditionnel d’exercices codés du ballet, se déroule devant nos yeux, aux sons d’un piano. Les ballerines sont sages, obéissantes, et douées. Puis quelques éléments perturbateurs viennent pimenter la scène. Une jeune femme maladroite fait le clown, court, vomi, se lave bruyamment les cheveux, une autre vient filmer le cours de près, parfois de trop près. La maîtresse de ballet change aussi peu à peu son discours, demande aux femmes de mieux voir leur corps. Ni une ni deux, celles-ci se déshabillent, petit à petit jusqu’à être entièrement nues.

Dans tout ce déroulé, c’est la légèreté qui prime. En effet, TANZ se moque des codes du ballet, reprenant d’ailleurs en toile de fond la très romantique Sylphide de 1832. Elle ridiculise la rigueur de cet art millénaire, la force qu’il prend et la gestuelle douce, féminine et ultra stéréotypée qu’il requiert. La maîtresse de ballet, interprétée par Beatrice Cordua, 83 ans, première ballerine à danser nue Le sacre du printemps nu en 1972, nous régale. Douce au départ et très proche de la réalité d’une professeure de ballet, elle se transforme peu à peu en voyeuse, en déesse de la promotion de la sexualité libre et de la masturbation, en en voulant toujours plus de ses danseuses.

L’exagération est d’ailleurs le mot d’ordre de cette pièce fougueuse, hors norme. En effet, la chorégraphe joue avec les limites, s’approchant parfois du trop intime, trop trash, trop. La professeure de ballet va par exemple inspecter les vagins des danseuses pendant que la caméra pointe droit sur leur visage. Elles-mêmes vont ensuite vouloir prendre au mot le fait de s’élever vers le ciel, pas seulement grâce à leurs pointes, mais en se suspendant par les cheveux, ou en chevauchant des motos accrochées au plafond. Les scènes sont irréelles, et font quasiment tout le temps sourire, car on y décèle la critique en arrière et la grossièreté voulue, assumée, parfois clownesque, des rôles de chacune.

La chorégraphe vient se présenter lors d’un intermède entre les deux actes. Elle aussi nue, elle vient proposer une « expérience » un peu magique au public. Après avoir fait quelques blagues, elle annonce que le deuxième acte sera plus inspiré par l’imaginaire. Bien que ce moment permette de souligner les artistes et de rencontrer la chorégraphe, de rendre le tout convivial et sympathique, cet arrêt du spectacle a coupé complètement le rythme, choix qui n’était pas nécessaire selon moi, et qui n’apporte vraiment pas grand-chose à la pièce, aux propos.

© Eva Würdinger

Virer à l’envers

Comme annoncé par Florentine Holzinger, le deuxième acte sort d’un autre monde. On y rencontre sorcières, loup et fantômes qui fusionnent, mais aussi se battent avec et contre nos anciennes ballerines. La caméra, qui s’incruste seulement à certains moments de l’œuvre, d’ailleurs très bien choisis, vient nous confronter à des scènes de plus en plus intenses. Après un accouchement sanglant qui donne naissance à un rat, place au perçage, encore plus sanglant, du dos d’une des interprètes, afin qu’elle puisse se faire suspendre. Et cette montée, comme pour rajouter de l’angoisse, se fera dans le silence. Pleine de sang, tenue par deux gros crochets enfoncés dans son corps, l’artiste se fera hisser puis balancer pendant plusieurs minutes, telle une piñata. Un moment qui, pour beaucoup de spectateurs et spectatrices, dont moi, n’était pas regardable, pas vraiment supportable. Certain·es ont même décidé de quitter les lieux.

Après cette scène marquante pour les mauvaises raisons, car elle n’illustre pas grand-chose et permet seulement de choquer, c’est le chaos sur scène. Les combats s’enchaînent, le sang s’étale sur toute la scène, les (faux) membres volent de partout, le tout exacerbé par de la musique électro. Ici, le comique et le sarcasme reprennent le dessus. Tout est tellement gros que ça redevient drôle et détendu, bien que les morts se multiplient dans cette violence destructrice. Finalement, c’est le ballet qui conclut cette incroyable expérience. De retour, comme au début, il permet à la fois de fermer la boucle, mais aussi d’amener un grand sourire chez le public. Car, il est encore plus absurde de voir des ballerines pleines de sang, à côté d’un loup mort, faire de grands pliés.

Avec ces quelques passages éprouvants, confortables, déstabilisants, mais surtout sa force dans le sarcasme, la critique et la mise en scène, TANZ est une pièce assez unique en son genre. Bien qu’il faille avoir le cœur bien accroché, il est intéressant de voir jusqu’où peut aller le spectacle, ce que le public est prêt ou non à recevoir, et quels motifs ou intentions peuvent justifier des choix scéniques. Visuellement, TANZ a une empreinte très forte et forme des images inoubliables qui mélangent beauté et horreur. Âmes sensibles, s’abstenir !

© Nada Žgank

TANZ

Concept et chorégraphie : Florentina Holzinger. Interprètes : Annina Machaz, Beatrice Cordua, Florentina Holzinger, Jessyca R. Hauser, Lucifire, Lydia Darling, Renée Copraij, Sophie Duncan, Steffi Wieser, Suzn Pasyon, Veronica Thompson et Laura Stokes. Conception vidéo et vidéo live : Josefin Arnell et Jessyca R. Hauser. Conception sonore et musique live : Stefan Schneider. Conception lumières et direction technique : Anne Meeussen. Scénographie : Nikola Knezevic. Dramaturgie : Renée Copraij et Sara Ostertag. À l’Usine C jusqu’au 22 février 2025.