Critiques

For Everyone Stuck Chasing the Clock : Le Malade non imaginaire

© Guy L’Heureux

Chloë Lum et Yannick Desranleau sont des artistes canadien∙nes qui ont présenté leurs créations partout dans le monde depuis environ 20 ans. Leur pratique multidisciplinaire inclut, entre autres, la performance, le théâtre, la musique, le texte et la sculpture. Le duo crée à La Chapelle un spectacle en anglais aussi divertissant qu’édifiant au sujet de la maladie chronique, de la douleur et de la vulnérabilité, de l’indifférence ambiante et du temps qui passe.

L’une des premières répliques démontre très bien le ton du texte oscillant entre l’humour absurde et l’hyperréalisme, entre la philosophie et la poésie : « Je suis tellement fatiguée que mon ombre est disparue ». Deux autres phrases plongent également le public dans les paradoxes et le désarroi que vivent les personnes aux prises avec une maladie chronique : « C’est avoir pas assez et trop de temps en même temps » et « Comme c’est une maladie invisible, suis-je aussi invisible ? »

Ce texte touffu, qui mériterait amplement d’être publié, se traduit sur scène par un théâtre physique au sein duquel les corps des interprètes semblent souvent désarticulés, s’appuyant sur une vingtaine de béquilles, traînées comme des boulets ou, parfois, utilisées comme des moyens d’expression. Les comédien∙nes portent les somptueux costumes sans âge d’Olga Abeleva, où priment les couleurs or et argent. Derrière, cinq panneaux amovibles en tissu blanc servent de supports où peuvent être accrochées les béquilles. Ces mobiles se referment peu à peu sur les personnages prisonniers de leur corps et des préjugés du monde extérieur qui ne cesse de leur répéter inutilement : « Prends-toi en main. »

© Guy L’Heureux

L’humour absurde s’installe ainsi d’un bout à l’autre du spectacle, accentué en quelque sorte par les poses et les actions constantes des quatre fabuleux interprètes multidisciplinaires : Jacqueline van de Geer, Lior Maharjan, Michael Martini et Maxine Segalowitz, cette dernière démontre également ses talents de danseuse à plusieurs reprises. Les quatre complices livrent un texte fort long et, avouons-le, difficile à jouer en étant en plein mouvements et contorsions. Cette prose complexe fouille la vie et l’intimité des malades chroniques, dont Chloë Lum fait partie. Des réalités crues sont exposées sans faux-fuyants, mais avec un sens de la dérision qui inclue des remises en question et un esprit libérateur de créativité. On y perçoit également une critique de la productivité à tout prix du type hypercapitaliste, contraire à toute volonté d’inclusion véritable des personnes atypiques dans la société actuelle.

La surutilisation de transitions effectuées dans l’obscurité permet aux artistes sur scène de souffler un peu et aux techniciens de déplacer les panneaux blancs, mais elles sont hautement répétitives et finissent par devenir harassantes. Connaissant les artistes à la base du projet, il est cependant possible que Lum et Desranleau veuillent ainsi faire sentir au public les réels inconvénients inhérents au qualificatif « chronique » accolé au mot maladie…

Il s’agit, somme toute, d’un spectacle des plus originaux avec un sujet très peu abordé en arts vivants. Le duo qui l’a imaginé et réalisé s’est basé avec raison sur certaines œuvres précédentes (What Do Stones Smell Like in the Forest ? et Stills From Non Existing Performances, notamment) en les sublimant dans un texte incomparable, à écouter et à réécouter. Sans apitoiement, ils nous font comprendre les enjeux sociaux, voire politiques, de cette condition physique incurable. Dans un monde où l’intolérance et le mépris triomphent, cela représente un message d’espoir, certes inquiet, mais d’espoir tout de même.

© Guy L’Heureux

For Everyone Stuck Chasing the Clock

Concept, texte, scénographie, accessoires, chorégraphie, musique et mise en scène : Chloë Lum et Yannick Desranleau. Dramaturge : Alexis O’Hara. Chorégraphie additionnelle : Maxine Segalowitz. Conception lumière : Nien Tzu Weng. Costumes : Olga Abeleva. Technicien de production et de son en direct : Mark Lowe. Assistance aux costumes : Leon Llanes. Assistance à l’habillage : Sine Kundargi Girard. Fabrication du décor : Shopdogs. Interprétation : Jacqueline van de Geer, Lior Maharjan, Michael Martini et Maxine Segalowitz. Une coprésentation de WinterWorks au Théâtre Centaur, diffusée à La Chapelle Scènes Contemporaines du 3 au 7 mars 2025.