Critiques

Dommage que t’avais les yeux fermés : Camp et Kairos

© Jean-Charles Labarre

Que signifie réussir sa vie ? Comment savoir si les choix que l’on fait aujourd’hui seront salutaires demain ? Quel est le sens de la vie ? Voilà les questions fécondes que pose la plus récente création du Théâtre du Clou, Dommage que t’avais les yeux fermés.

Trois personnages incarnent cette quête de sens : Clémence (Clara Prieur), étudiante perfectionniste en médecine, Mathilde (Marie Reid), une artiste anxieuse, et Tristan (Maxime-Olivier Potvin), documentariste qui ne se pose pas trop de questions. Ce trio de colocataires vit dans un minuscule appartement, un huis clos qui devient d’autant plus étouffant lorsque Mathilde et Tristan tombent en amour et décident de « jouer » au couple. Car c’est bien sur le mode du jeu, sinon de la mise en scène, que ces trois personnages semblent traverser leur existence. Clémence, par exemple, ne sait trop si elle aime véritablement la médecine, tandis que les amoureux font semblant d’être parents en prenant soin d’un bébé sur une application virtuelle. Dans ce monde compétitif, hostile et superficiel, les désirs de chacun apparaissent foncièrement indécidables. Quels sont-ils vraiment ? Comment distinguer leur propre désir des attentes sociales et de la pression de leurs pairs ?

© Jean-Charles Labarre

Une création pour adolescent·es

Mentionnons, avant d’aller plus loin, que le Théâtre Le Clou est une compagnie de théâtre qui invite depuis trente-cinq ans les adolescent·es au théâtre. Les codirecteurs Sylvain Scott et Benoît Vermeulen ont l’habitude de composer des univers qui mélangent les matières formelles et plastiques aux dispositifs technologiques. Dans Dommage que t’avais les yeux fermés, ils ont imaginé un décor très éclectique, qui rassemble des écrans de projection, des podiums, et un appartement dont les murs faits de plastique semblent en proie à s’effondrer sous nos yeux. Il se dégage de cette mise en scène (Benoît Vermeulen) une impression de précarité et de cheap, qui a tout à voir avec l’esthétique camp qui mise sur l’exagération, le grotesque, la provocation et l’ironie.

La proposition s’adresse clairement à un jeune public, notamment par le jeu des comédien·es (engagé mais peu naturel), les matériaux chatoyants et l’humour au premier degré. Le texte (Pascale Renaud-Hébert) conserve tout de même une dimension universelle par les enjeux qu’il problématise (l’amour, l’anxiété, le rapport au corps, l’amitié, la carrière, etc.). L’une des idées les plus porteuses de ce spectacle repose sur l’intégration de témoignages de jeunes adolescent·es et de personnes âgées, qui sont diffusés sur les écrans de projection. Les intervenant·es se livrent avec une sincérité désarmante en s’adressant à la caméra. Grâce à cette perspective intergénérationnelle qui aborde tour à tour les aspirations des jeunes, la conception d’une vie réussie, le rapport au corps, on accède à un naturel que l’on retrouve moins sur scène, en plus d’être diverti·es par ces témoignages, qui sont touchants et drôles.

Au niveau de l’enchaînement des scènes, il faut dire que les transitions sont très nombreuses et brisent parfois le rythme du texte. Plusieurs transitions misent sur le corps, la gestuelle, voire la danse et apparaissent parfois superflues, d’autant que la partition est déjà suffisamment aérée (il faut même dire qu’on aurait pu accélérer le rythme de certaines répliques). On ressent également une certaine surenchère des matériaux scéniques (projections, déplacement, costumes) qui nous distraient parfois du propos de la pièce. Il arrive parfois que la proposition perde en clarté (la symbolique de tel geste ou de tel costume, par exemple) tant on multiplie les possibles sur le plan visuel. Une mise en scène plus simple, épurée, et centrée autour du fil rouge du « sens de la vie » aurait sans doute permis d’emporter plus d’instants marquants chez soi, à l’issue du spectacle.

Dans la Grèce antique, le terme Kairos désigne le moment opportun, l’occasion à saisir. C’est à ces pivots que Dommage que t’avais les yeux fermés réfléchit en partie, et c’est là où la pièce se montre la plus pertinente et intéressante pour un public adolescent.

© Jean-Charles Labarre

Dommage que t’avais les yeux fermés

Texte : Pascale Renaud-Hébert. Mise en scène : Benoît Vermeulen. Distribution à la création : Maxime-Olivier Potvin, Clara Prieur et Marie Reid. Assistance à la mise en scène : Martine Richard. Scénographie : Raymond Marius Boucher. Stagiaire aux décors et accessoires : Heitiare Crawford. Vidéos : Christian E. Roy. Costumes : Sandrine Bisson. Éclairages : Marie-Aube St-Amant Duplessis. Univers sonore : Frédéric Auger. Direction technique et production : Camille Pilon-Laurin. Maquillage : Suzanne Trépanier. Une coproduction du Théâtre Le Clou et La Manufacture présentée à La Licorne jusqu’au 23 mars 2025.