Critiques

Faussaire : R. Mutt, R. McIntosh, R. McClintock

© Stéphane Bourgeois

En guise de décor mobile, trois imposants modules gris viendront ponctuer les points d’ancrage de l’enquête de Blanche Gionet-Lavigne sur une peinture qu’elle a reçue en héritage. Cette petite toile, abandonnée au chalet de la famille, lui semble dérisoire en comparaison avec les autres tableaux remis à ses ainés. Mais un mot de sa mère et de Julie, historienne de l’art, sème un doute sur la valeur et l’authenticité de ce portrait torturé du Christ. À partir de cette œuvre réelle, exposée dans l’espace Chez Roland du Théâtre Périscope, Gionet-Lavigne nous invite à la suivre dans sa recherche pour distinguer le vrai du faux. Alors que dans Run de lait ou J’aime Hydro, le théâtre documentaire s’appuie sur les faits, la complexité d’une investigation en art exclut une conclusion définitive qui viendrait nous libérer le cerveau. Ici, les faits fuient.

Le subterfuge imaginé par l’autrice réside formellement dans la simplicité du dispositif (trois blocs mobiles et quelques chaises, deux acolytes qui joueront une dizaine de personnages) où se déploient les rets de la création. Malgré les appuis solides d’une historienne de l’art et d’une archiviste au Musée des beaux-arts du Québec, malgré l’aide d’Alain Lacoursière, le « Colombo de l’art au Québec », elle ne parvient pas à résoudre l’énigme.

© Stéphane Bourgeois

L’art, cette imposture

Son entourage l’amène à réfléchir sur le lien qu’elle entretient avec le tableau de Georges Rouault. Cette nouvelle équation ouvre un gouffre dans sa vie. La jeune autrice nous emporte alors à travers l’histoire de l’art contemporain à partir de la rupture causée par la Fontaine de Marcel Duchamp (signée R. Mutt, 1917), un urinoir qui marque le début des ready made. Cette « création » subtilisée aux objets du quotidien marque un point de non-retour quant à la définition de l’art. Il s’agit d’une imposture, baignée dans l’ironie, qui interroge à la fois les intentions de l’artiste et le rapport mercantile aux œuvres d’art. En contrepoint, au présent siècle, elle oppose une production entièrement réalisée par l’IA. L’une et l’autre de ces réalisations abolissent la ligne de démarcation entre le vrai et le faux. Le public ne sait plus.

L’art, lieu de questionnement et de liberté, est toujours une imposture. La fiction est une imposture. Il ne s’agit jamais de vrai ou de faux, mais toujours d’autre chose. Ainsi, le plagiaire de Saint-Roch, faussement nommé dans la pièce Robert McIntosh, a réellement existé et on pourrait même le définir comme génie, puisqu’il n’a jamais fait de copies, mais seulement des œuvres originales, à la manière de… une vingtaine d’artistes du Québec et des États-Unis. Si bien que de nombreux et nombreuses spécialistes se sont laissé∙es berner par ses toiles. Méfiez-vous si vous avez un Riopelle, un Borduas, un Pollock…

Gionet-Lavigne développe alors une réflexion singulière sur la nature même de la création où l’œuvre prend tout son intérêt par l’histoire qui lui est attachée. L’art vit par son environnement, par l’épaisseur de son mystère, par sa capacité à évoquer autre chose, par les menus détails qui lui confèrent une dimension ajoutée. Ainsi, n’est-il jamais vrai ni faux, il est toujours une déroute de nos attentes, de notre œil, de notre ignorance.

Le chemin de l’autrice est semblable à la navette du métier à tisser, cette pièce lancée d’un bout à l’autre de la chaine, passant sous et sur les fils, basculant sans arrêt pour inventer une trame infinie dont les brins insignifiants produiront une catalogne remarquable. Enfin, en utilisant l’autoportrait, son compagnon dramaturge soulève la question de la véracité d’une création, invalidant la capacité du modèle à décrypter son propre regard. Le vrai et le faux s’entremêlant pour générer une nouvelle symbolique, Gionet-Lavigne découvre avec étonnement qu’elle a réalisé un autoportrait en forme d’enquête policière où les faits lui glissent entre les doigts. Voici un admirable cours d’introduction sur l’art contemporain, où les émotions teintées de rire constituent un plaidoyer pour l’art vivant. Et chapeau aux complices Sarah Desjeunes Rico et Paul Fruteau de Laclos qui nous offrent des moments de grâce.

© Stéphane Bourgeois

Faussaire

Texte : Blanche Gionet-Lavigne. Mise en scène : Blanche Gionet-Lavigne et Patrick R. Lacharité. Dramaturgie : Vincent Massé-Gagné. Conception décors, costumes et accessoires : Géraldine Rondeau. Conseillère en écoconception et assistance à la scénographie : Marie McNicoll. Vidéo : Emile Beauchemin. Musique originale et environnement sonore : Alexis Blais. Lumière : Joëlle Leblanc. Direction de production et technique, régie : Cassandra Duguay. Assistance mise en scène, régie : Claire Gras. Conseiller dramaturgique (CEAD) : Justin Laramée. Construction du décor : Bruno Petit. Avec Blanche Gionet-Lavigne, Sarah Desjeunes Rico, Paul Fruteau de Laclos. Une création de Parabole présentée au Théâtre Périscope jusqu’au 29 mars 2025.