Critiques

Je comprends. Respect. : Vulnérablement cool

© Frédérique Ménard-Aubin

Jusqu’au 22 mars, le deuxième spectacle du comédien Etienne Lou prend l’affiche au Théâtre de Quat’Sous. Création hybride qui mêle théâtre et battle de danse hip-hop, Je comprends. Respect. retrace l’intégration de l’interprète dans la culture street dance de Montréal. Une expérience originale, loufoque, mais aussi plus sensible qu’on aurait pu le croire.

Qui dit battle, dit préliminaires. Ainsi, une heure avant le début du spectacle, les plus curieux et curieuses peuvent assister à cette présélection traditionnelle du milieu du street dance. Des danseurs et danseuses de Montréal s’inscrivent chaque soir pour participer au battle, sans savoir ce qui les attend. Côté public, cette portion, non obligatoire pour comprendre le spectacle, dévoile le talent des interprètes d’ici ainsi qu’un format qui est peut-être inconnu pour certain∙es. Devant les juges Spicey, Pax et Jigsaw, des grands noms du milieu hip-hop, complices et interprètes dans la pièce, les danseurs et danseuses s’affrontent sans connaître la musique à l’avance et improvisent leur performance. Un format très classique avant un battle, mais qui est cependant ponctué d’interventions d’Etienne Lou et de Jacob, un personnage âgé qui intervient tout au long du spectacle. Ensemble, ils donnent déjà quelques éléments de l’histoire, qui seront repris par la suite pour les spectateurs et spectatrices absent·es des préliminaires. Si ce passage n’est pas nécessaire pour le reste du spectacle, il permet déjà de plonger le public dans une certaine ambiance, entre la réelle compétition, avec des interprètes de talent totalement investis dans leur art, et l’absurdité que crée le comédien avec des dialogues loufoques.

À l’issue des préliminaires, huit danseurs et danseuses sont sélectionné·es. Leurs noms ne seront connus qu’au fil du spectacle. À la clé, 1 000 $ à gagner, car oui, dans un battle, les finalistes repartent avec une somme d’argent plus ou moins élevée selon les événements. C’est le personnage de Jacob, déjà présent dans la première pièce d’Etienne Lou La grande mascarade, qui accueille le public. Interprété par Gabriel-Antoine Roy, coauteur de La grande mascarade, ce personnage masqué caricature le Québécois âgé un peu boomer qui ponctue la pièce de réflexions à la limite de l’acceptable, de propos quelque peu racistes et de questions plus ou moins appropriées sur le déroulé de l’histoire. En plus de ses interventions absurdes, parfois sarcastiques et toujours drôles, il joue aussi beaucoup sur le burlesque, le théâtre physique, avec des chutes, des maladresses, des mouvements de danse parfois cliché, des présences sur scène qui ajoutent du comique à l’histoire. Une fois l’introduction faite, place à la présentation des juges qui revêtent des costumes de squelettes et des oreilles d’elfes. Dès le départ, plusieurs références à la fiction s’insèrent notamment dans le discours d’Etienne Lou et de Jacob, avec une grande valorisation de celle-ci, comparée au théâtre documentaire. Mais assez rapidement, on comprend que seuls les accessoires vont se rattacher à ce genre, mais qu’on est bel et bien devant du théâtre documentaire où le comédien livre sa vie, en toute simplicité et authenticité.

En effet, pendant plus de deux heures, Étienne Lou raconte une partie de son enfance et de son adolescence, marquées par l’intimidation, l’humiliation, une peur intense des filles et le sentiment d’abandon, malgré les privilèges d’une famille aisée de L’Île-des-Sœurs, qu’il mentionne à plusieurs reprises. Bien que ponctué de blagues, de moments décalés comme Pax et Spicey qui tirent à l’arc par exemple, ce récit touchant et soulève de nombreux enjeux de société.

En plus d’évoquer la toxicité d’un boys club, le spectacle parle aussi du masculinisme, de légitimité, du racisme, des difficultés de l’adolescence, des amitiés parfois douloureuses, de l’intimité et de la complexité à s’accepter et à se faire aimer. Ce sont des sujets bien plus profonds que ce à quoi on s’attendait en venant voir un « spectacle hybride oscillant entre la pièce de théâtre et le battle hip hop ». À travers sa rencontre et son amour pour le street dance et les gens de ces communautés, Etienne Lou se livre, sans tabous, sur les moments marquants de sa vie, souvent en tant que victime, mais aussi parfois en tant que tortionnaire avec simplicité et beaucoup d’humilité. Cette mise à nue, bien qu’enrobée d’humour, est très inattendue et émouvante et permet de connecter avec plusieurs personnes qui ont des vécus semblables. C’est tout de même un pari risqué que de se dévoiler à ce point, et ce, sous un jour souvent plus noir que beau.

© Frédérique Ménard-Aubin

Rencontre et hommage au street dance

La porte d’entrée du street dance pour Etienne Lou a été le fait de ne plus vouloir être victime d’intimidation. Il fallait pour cela « devenir cool ». Et lorsqu’il a vu un numéro de break, un style de street dance issu de la culture hip-hop, il avait trouvé sa voie. Les personnes qu’il voyait performer étaient stylées, dansaient bien, étaient « cool ». C’est ainsi qu’il a commencé à suivre des cours de break puis rapidement de popping et enfin de krump, styles qui font tous partie du street dance et donc de la culture hip-hop. Il apprend alors non seulement les mouvements, mais aussi toute la culture qui est la base de ces danses. Il découvre alors la pratique des cyphers, ces cercles où chaque danseur et danseuse intervient au centre. Un lieu magique pour le jeune homme qui cherche à tout prix l’attention. Il découvre aussi les battles qui permettent de valider sa technique, mais aussi de briller en société, de se faire connaître du milieu. C’est avec obsession qu’il va alors, année après année, s’entraîner pour devenir le grand gagnant du festival Bust a Move, plus grand festival de street dance en Amérique du Nord, créé d’ailleurs par Spicey. Tout le long, des scènes de vie sont recréées, avec ingéniosité et simplicité, avec Spicey, Pax, Jigsaw et Jacob qui incarnent à tour de rôle des personnes qui ont été importantes dans la vie d’Etienne. Ils jouent alors sur l’espace de la scène, mais aussi l’utilisation de masque et l’incarnation de certains passages par la danse.

Encore une fois, autour de son histoire avec le street dance, Etienne Lou y dévoile les contradictions de ces actes, par le fait même qu’il fait ça, au départ, par intérêt personnel, pour être cool, et non pour l’art en tant que tel, mais aussi le fait de « faire semblant » pour mieux être apprécié, ou encore des questions sur la légitimité d’intégrer une culture afro-américaine en tant que personne mi-québécoise mi-asiatique. Enfin, l’acceptation et l’amour font aussi partie des sujets qui sont abordés lors de ce récit initiative à travers la danse et la culture hip-hop.

À travers ce cheminement artistique personnel, le battle, le vrai, continue en parallèle. Etienne Lou redevient alors animateur et lance le prochain face à face, et les juges poursuivent leur mandat de choisir, battle après battle, le ou la grande gagnant·e. En plus de créer des pauses dans ce récit léger, mais aux sous-textes très sérieux, cela permet de rajouter une ambiance plus festive et au public de vivre une vraie expérience de battle. De plus, chaque interprète, Pax, Spicey, Jigsaw et Jacob, ont, eux et elles aussi une carte blanche de quelques minutes pour s’exprimer librement sur un sujet, ou danser s’il et elle le souhaite. Là encore, l’utilisation de l’improvisation, maître dans la culture hip-hop, est de mise et permet des moments touchants, drôles et intimes de chacun∙e des artistes.

Avec Je comprends. Respect., Etienne Lou parvient parfaitement à faire se rencontrer deux de ses univers, le street dance et le théâtre, mais il va bien plus loin que ça. Avec une grande humilité, il dévoile son intimité au public tout en gardant une constante humoristique qui caractérise ses œuvres. L’hybridité entre le battle et le spectacle de théâtre fonctionne à merveille, rythme le récit et permet un échange à la fois imprévisible et excitant. Attendrissante, cette pièce permet aussi d’approfondir des questions de société si essentielles et prégnantes de nos jours.

© Frédérique Ménard-Aubin

Je comprends. Respect.

Texte et mise en scène : Etienne Lou. Interprétation : Ja James « Jigsaw » Britton Johnson, Frédérique « Pax » Dumas, Alexandra « Spicey » Landé, Etienne « Atn » Lou et Gabriel-Antoine Roy. Assistance à la mise en scène et régie : Stéphanie Capistran-Lalonde. Musique : Richard St-Aubin. Lumière et scénographie : Martin Sirois. Costumes : Etienne Lou en collaboration avec les interprètes. Aide aux accessoires : Saffiya Kherraji. Coordination des danseur·ses et animation des préliminaires : Geneviève Lou. Doublure de répétition : Gabriel Lemire. Direction de production : Catherine La Frenière. Production déléguée : Vanessa Beaupré et Marie-Laurence Rock. Production exécutive : Xavier Inchauspé et Mani Soleymanlou. Une création d’Etienne Lou en coproduction avec Orange Noyée et en collaboration avec le Théâtre de Quat’Sous, avec le soutien de la Fondation Cole présentée au Théâtre de Quat’Sous jusqu’au 22 mars 2025.