Critiques

Coupes à blanc : Odeur de fin du monde

© David Mendoza Hélaine

Le dispositif scénique se déploie frontalement sur deux plans de réalité. À nos pieds s’arrache de la glaise fondamentale un corps indistinct, un golem volubile qui témoigne de la mort. Ce personnage, tel le coryphée du chœur des tragédies de la Grèce antique, retrace les liens entre les vivants et les morts. Le corps exalté d’Asmodée, mu par les voix souterraines d’Hadès, révèle un monde cataclysmique, où l’humanité a été éradiquée de la terre.

Au-dessus de cette zone abyssale, un appartement lumineux accueille les derniers survivants de la terre à un souper d’adieu avant de s’envoler pour une autre planète. La tension à l’intérieur du couple hôte Antoine et Marie s’accentue et contamine les invités. Par des détails du quotidien, l’auteur dresse un tableau insupportable de la vie sur terre. En arrivant de l’extérieur, tous portent un masque respiratoire qu’ils accrochent à une patère à l’entrée. Le lent suicide d’un collègue de travail licencié consiste à simplement marcher dans la ville, sans porter ce masque. Lorsque la sœur de Marie, Anne-Catherine, arrive avec sa fille de 9 ans, la tension monte d’un cran. Avoir ou non un enfant devient une question existentielle qui permet de départager les gagnants des perdants. Le coût psychologique, économique et social d’une descendance est trop élevé pour la moyenne des citoyens. Les malaises entre les convives, manifestés par des peccadilles, comme le choix des verres selon la couleur du vin, démontrent un délitement total de la société. Les commentaires sur le repas soulignent la difficulté à se procurer les ingrédients usuels. Dès lors, comment composer avec un univers en décomposition, où toutes les valeurs et surtout tous les privilèges s’effritent ? La réalité est dystopique et sans pitié.

David Mendoza Hélaine

Y’ a toujours ben des limites

Mais justement, quelles sont-elles ces limites ? Dans le processus de création de cette pièce, dont l’écriture débute en 2019, au cri de Greta Thunberg « How do you dare? », donc avant la pandémie, avant George Floyd et Joyce Echaquan, avant l’Ukraine et la Palestine, avant le duo Trump et Musk, puissants écosceptiques, l’univers dystopique qu’il imaginait alors est devenu tangible en 2025. À partir des questions qui semblent anodines, les protagonistes sont déchirés entre le libre arbitre et les forces extérieures. Les privilèges du passé s’estompent dans une brume de nostalgie, le consumérisme a épuisé la planète, la procréation même est un luxe inabordable.

La superposition de l’appartement luxueux au-dessus de l’abîme correspond au gouffre entre les protagonistes. Le monologue de Jean (percutant Nicolas Létourneau), qui ouvre la fenêtre pour crier au monde une ultime apologie du temps avant la catastrophe, constitue le moment charnière de cette lugubre tragédie. Il entraîne avec lui ceux qui optent pour la fuite en avant. Après avoir épuisé cette planète, leur instinct de survie les pousse vers un autre Éden à piller. Car c’est bien là la question fondamentale : que peut-on opposer à la rage d’assouvir tous ses désirs au détriment même de la mère nourricière ?

Coupes à blanc s’impose comme un manifeste de la fin du monde. Les erreurs de l’humanité y sont exposées simplement, à partir d’un repas, parodie de la dernière Cène. Mais ici, personne ne peut transformer l’eau en vin ni multiplier les épices disparues. Il faut faire le choix entre propager notre bêtise consumériste ou assumer notre destin auto-provoqué en s’abolissant dans ce désastre.

Malgré quelques longueurs, qu’on pourrait resserrer dans la mise en scène, ce texte de Charlie Cameron-Verge est habilement construit. La dynamique des personnages, opposée au monde évanescent des âmes mortes, amplifie la tragédie humanitaire dans laquelle nous baignons déjà et dont l’aboutissement semble inéluctable. Le poème-performance d’Asmodée, s’ébrouant dans le monde spectral, en contrepoint à la brutalité ordinaire des conflits de classe, propose une terrifiante fresque de notre extinction. Il nous reste le choix de mourir dans les catastrophes « naturelles » et « guerrières » ou alors de se réserver une banquette sur un vol de SpaceX vers une planète inconnue à coloniser.

David Mendoza Hélaine

Coupes à blanc

Texte et mise en scène : Charlie Cameron-Verge. Assistance à la mise en scène et cosupervision écoresponsabilité : Antoine Gagnon. Direction de production et cosupervision écoresponsabilité : Anne-Virginie Bérubé. Conception décors : Bruno Verge (Boon Architecture). Coconception éclairages : Charlie Cameron-Verge & Samy Girard. Conception accessoires et dialogue aux décors : Jeanne Murdock. Conception costumes : Émily Wahlman. Aide au son et mouvement : Érika Hagen-Veilleux. Captation sonore et sonorisation : David Boily. Direction technique : Marie-Pier Faucher-Bégin. Répétitrice d’enfants : Rose Talbot. Œil extérieur : Anne-Marie Olivier. Avec Mariann Bouchard, Valérie Boutin, Natalie Fontalvo, Nicolas Létourneau, Dayne Simard, Clara Vecchio, Luce Dorion-Roy et Adela Casgrain-Rodriguez, en alternance. Une production du Collectif Verdun présentée à Premier Acte jusqu’au 5 avril 2025.