Avant d’ouvrir cette boîte de Pandore, les artistes de la scène et de l’écriture originaires du sud-est du Nouveau-Brunswick, Bianca Richard et Gabriel Robichaud, y auraient pensé à deux fois avant de se lancer. Initié en 2019, Parler mal, qui se décline en série balado, documentaire télévisuel et docufiction théâtral, veut en découdre une bonne fois pour toute avec l’insécurité linguistique et permettre à tous et toutes de s’afficher haut et fort, avec humour et gravité.
Qu’est-ce que l’insécurité linguistique et est-ce que les artistes peuvent en vivre dans leur pratique artistique ?
B.R. : L’insécurité linguistique, c’est le sentiment d’illégitimité qu’une personne peut ressentir par rapport à sa manière d’exprimer sa langue maternelle.
Par exemple : Je ressens beaucoup d’insécurité linguistique en écrivant ceci, sachant que des personnes de l’extérieur du sud-est du Nouveau-Brunswick vont peut-être me lire. J’ai les paumes qui suent par peur de faire des fautes et de me faire ridiculiser ou invalider dans mes propos à cause de la manière que j’exprime mon français.
Ce phénomène ne vient pas de nulle part. Avec une accumulation de commentaires négatifs et d’invisibilité pendant des générations (littéralement), une personne peut bien se sentir inconfortable de parler ou d’écrire sa langue maternelle.
Dans ma pratique artistique, je vis encore énormément d’insécurité linguistique. En audition et en répétition, la question autour de ma façon de parler ou de mon ‘accent’ devient rapidement un sujet anxiogène pour moi. Régulièrement, j’ai peur de ne pas me faire comprendre ou de me faire dire que je ne parle pas un bon français. Je pense que c’est pour ça que j’ai longtemps préféré faire des projets muets et physiques.
G.R. : C’est certainement quelque chose qui peut se vivre chez un artiste dans sa pratique, particulièrement lorsqu’il est placé dans une situation formelle de communication. Il y a aussi l’enjeu des compétences réelles versus les compétences perçues, ces dernières habituellement construites par nombre d’années d’idées (souvent fausses) véhiculées sur une façon de parler sa langue maternelle. La langue française est un terreau fertile, de par sa construction historique et hiérarchique, de par les dynamiques inhérentes entre les centres et les périphéries qui la composent.
Ce modèle déteint dans des sociétés francophones et provoque des rapports de force, d’accès au pouvoir ainsi qu’à une visibilité, voire une légitimité des plus disparates. Pour certains artistes vivants en périphérie des grands centres, le risque d’être limité au côté cute, exotique ou folklorisant de l’accent est réel quand vient le temps de prendre la parole. Cela amène le sentiment de ne pas être pris au sérieux, qu’on ne s’intéresse pas ou peu à ce qu’on a à dire, mais beaucoup plus à la manière dont on le dit. J’ai certainement vécu à divers moments chacun des éléments de ce petit cocktail explosif.
Pourquoi vous êtes-vous retrouvé∙es à créer ensemble sur ce sujet ?
B.R. : En 2016, Gabriel et moi étions en stage de théâtre au Banff Centre for the Arts grâce à l’Association des théâtres francophones du Canada. Un super rassemblement d’une vingtaine d’artistes de partout à travers la francophonie canadienne. Pendant ce séjour, on nous avait demandé de nous présenter en nous donnant carte blanche, du genre « faites ce que vous voulez pour vous présenter artistiquement au groupe. » J’ai donc décidé de composer un beat avec des phrases que j’entends depuis que je suis jeune par rapport à ma façon de parler le français, comme, par exemple, « j’te comprends pas quand tu parles » et « you can’t speak French, you can’t speak English and you’re trying to learn Spanish? ». Après les présentations, Gabriel est venu me voir et m’a présenté le livre À l’ombre de la langue légitime. L’Acadie dans la francophonie d’Annette Boudreau, une sociolinguiste de Moncton. Honnêtement, je ne connaissais pas le concept de l’insécurité linguistique à ce moment-là. Je savais que je vivais un grand malaise par rapport à ma langue maternelle, mais je ne savais pas comment en parler. Et, ça aura pris un autre 3 ans avant que Gabriel et moi on s’en reparle…
G.R. : J’ai été des plus marqués par ce moment à Banff avec Bianca, puis ça m’a pris tout mon petit change pour oser la relancer là-dessus, trois ans plus tard, en août 2019, après une journée de tournage de la série À la Valdrague où on tournait ensemble depuis l’été 2017. Le titre s’est imposé assez rapidement, parce que nous avons tous deux grandi dans une région dont les habitants ont la réputation de parler mal le français, entre autres à cause du chiac, le parler populaire. C’était une façon pour nous de contester cette notion, comme une façon aussi de se questionner sur « qu’est-ce que ça veut dire, parler bien ? ». On s’est déjà dit que si on avait su quelle boite de Pandore ce serait, jamais on n’aurait embarqué, mais il n’y a aucun regret sur le cheminement. Au contraire.
Vous aviez d’abord réalisé une série balado et un film documentaire, comment en êtes-vous venu∙es au théâtre et qu’est-ce que la scène a apporté de plus ?
B.R. : En fait, c’est la pièce de théâtre qui a déclenché le tout. J’ai rencontré Gabriel quand on étudiait les deux en théâtre à l’université de Moncton. C’était donc naturel pour nous de vouloir créer une pièce de théâtre ensemble. Pour moi, c’est le médium qui permet une réelle rencontre avec les gens. C’est palpable quand les gens se reconnaissent dans nos propos, même si on parle de nos expériences personnelles. Cet échange, c’est la magie du théâtre qu’on ne retrouve pas nécessairement quand on produit des balados ou des films.
G.R. : Le projet théâtral a rapidement suscité de l’intérêt, et obtenu le Prix national d’excellence RBC de la Fondation pour l’avancement du théâtre francophone au Canada en 2020. Ce prix a donné lieu à une entrevue à « Du côté de chez Catherine » sur les ondes d’ICI Première. Après cette entrevue, la directrice de Radio-Canada Acadie de l’époque, Colette Francœur, nous a proposé de développer un balado puis, Suzette Lagacé, de Mozus Productions, nous a suggéré de développer un long-métrage documentaire.
Dès le départ, compte tenu de la démarche documentaire au cœur du projet théâtral, Bianca et moi nous nous étions promis de dire oui à tout ce qui nous était proposé. Ces projets complémentaires et indépendants nous ont permis d’élargir nos horizons, de faire des rencontres qu’on n’aurait pas faites autrement.
Compte tenu de la vastitude du spectre de l’insécurité linguistique et des conséquences qui en découlent, chaque occasion d’en parler est perçue comme une victoire. J’ai aussi toujours pensé que n’importe quelle matière créative qui réussissait à générer de nouvelles œuvres était une forme de réussite. Ça allait donc de soi de se laisser porter par d’autres, tout en se gardant une chasse gardée pour le projet final.
Comment se libérer de nos préjugés linguistiques ?
B.R. : Avant de commencer ce projet, j’avais un préjugé par rapport à ma façon de parler le français, j’acceptais, d’une certaine façon, que mon français était « moins bon » que celui des autres régions francophones. Je me disais : « si tout le monde est d’accord qu’on parle le pire français, ça doit être vrai ». Mais quand j’ai commencé à comprendre les mécanismes et les effets de cette croyance comme le silence et l’absence, l’importance de s’en défaire m’est apparue extrêmement importante.
Je pense qu’une des manières de se libérer de ses préjugés linguistiques est d’être curieux par rapport à l’autre et d’accepter qu’il y ait des variétés dans toutes les langues. Le Chiac, par exemple, s’est construit dans le sud-est du Nouveau-Brunswick à cause de son contexte social, il n’est pas apparu sans l’influence de son environnement. On retrouve même des variétés dans le Chiac selon la personne qui le parle. C’est tout à fait normal quand on entend une certaine variété de français pour la première fois, qu’il faut s’ajuster l’oreille à la musicalité et à la prononciation. Mais de présumer que la personne n’est pas francophone et lui répondre en anglais, c’est lui dire indirectement que son français n’est pas assez bon pour continuer la conversation dans sa langue maternelle. De plus, ce genre de situation crée une barrière entre les francophonies.
G.R. : Il y a quelque chose de très confrontant à découvrir la science derrière ce qui constitue une langue et sa capacité de vivre/mourir à travers le temps. C’est souvent à des kilomètres de ce qu’on nous enseigne. On se rend compte de la subjectivité des notions qualitatives, souvent regroupées autour de questions de pouvoir et d’oppression, d’accès ou de déni d’accès à une légitimité. La notion de centre et de périphérie est aussi au cœur de la chose. Avec Parler mal, j’ai appris énormément, mais j’ai aussi énormément désappris. La langue a quelque chose d’émotif aussi qui provoque rapidement une impossibilité d’en discuter. La construction sociale autour de la norme des modèles à imiter, des formes légitimes de prises de parole sont imprégnés dans le quotidien depuis tellement longtemps que l’idée même de les questionner est souvent perçue comme une forme de régression ou de paresse. Or, il n’en est rien.
En ce sens, s’informer sur l’histoire de la langue, ce qui a construit ses rapports sociaux, ici comme ailleurs, comment ça se passe dans d’autres langues aussi, la place que prend la norme et sa maîtrise dans l’espace public, sont toutes des pistes pour initier un dialogue.
Comment la pièce s’articule-t-elle et quelle est la réception du public ?
B.R. : Même s’il y a des moments plus sérieux et vulnérables dans la pièce, on traite la matière avec beaucoup d’humour. C’était important pour nous de ne pas faire un show trop sérieux au sujet de l’insécurité linguistique. Comme on l’a déjà mentionné, c’est un sujet vaste et complexe. L’humour rend le tout plus accessible pour le public et plus l’fun pour nous à jouer ! C’est aussi à travers le rire qu’on peut voir l’absurdité de la situation et pour moi, ça allège en quelque sorte le fardeau de cette insécurité.
Le but de Parler mal n’était pas de trouver la formule magique qui allait débarrasser tout le monde de ce malaise. C’est plutôt une manière de poser des questions et d’ouvrir un dialogue et non un débat avec différentes communautés. À Moncton, nous avons présenté la pièce avec surtitres en anglais, invitant aussi les gens de la communauté anglophone à faire partie de ce dialogue. Plusieurs ont été surpris que les francophones vivent cette réalité et tout à coup ont mieux compris pourquoi plusieurs francophones préfèrent s’exprimer en anglais.
Les spectateurs nous disent souvent qu’on met des mots sur des sentiments qu’ils vivent, mais qu’ils ne savaient pas comment exprimer. J’étais une de ces personnes avant de plonger dans l’écriture de cette pièce et je peux témoigner du bien énorme que ça fait, nommer un mal.
G.R. : Trois questions ont nourri notre démarche depuis le début :
Comment commence l’insécurité linguistique ?
Comment se développe/manifeste-t-elle ?
Comment s’en débarrasser ?
Le spectacle s’articule autour d’une série de tableaux qui apportent des pistes de réponses à chacune de ses questions, en partant de nos expériences personnelles, à Bianca et à moi. C’est aussi une série de clins d’œil aux éléments qui ont fait de nous des citoyens avec le rapport unique qu’on entretient tous les deux avec la langue, comme des personnes ayant grandi dans le sud-est du Nouveau-Brunswick au tournant des années 1990-2000. Ce pari de partir du microcosmique afin de s’adresser au macrocosmique a réussi jusqu’à présent à faire son chemin, la pièce ayant été présentée tant au Nouveau-Brunswick, qu’en Gaspésie, à Paris, en Colombie-Britannique qu’ailleurs. Une version précédente au Jamais Lu en 2021, très différente de la mouture actuelle, nous avait déjà donné un bon indicateur de la capacité du public à s’approprier la matière, à projeter son vécu/ses références sur les nôtres.
Il y a eu un point de bascule au moment où, en conversation avec la sociolinguiste Isabelle Violette, Bianca et moi avons pris conscience que le spectacle qu’on créait répondait à un silence auto-infligé d’individus, voire de communautés. Les prises de parole qui nous reviennent après les représentations sont d’un rare précieux pour un projet comme le nôtre. Sinon, une des agréables surprises demeure l’aspect très festif qui découle des représentations.
Parler mal est présenté au Centre du Théâtre d’Aujourd’hui du 14 au 26 avril 2025.
Avant d’ouvrir cette boîte de Pandore, les artistes de la scène et de l’écriture originaires du sud-est du Nouveau-Brunswick, Bianca Richard et Gabriel Robichaud, y auraient pensé à deux fois avant de se lancer. Initié en 2019, Parler mal, qui se décline en série balado, documentaire télévisuel et docufiction théâtral, veut en découdre une bonne fois pour toute avec l’insécurité linguistique et permettre à tous et toutes de s’afficher haut et fort, avec humour et gravité.
Qu’est-ce que l’insécurité linguistique et est-ce que les artistes peuvent en vivre dans leur pratique artistique ?
B.R. : L’insécurité linguistique, c’est le sentiment d’illégitimité qu’une personne peut ressentir par rapport à sa manière d’exprimer sa langue maternelle.
Par exemple : Je ressens beaucoup d’insécurité linguistique en écrivant ceci, sachant que des personnes de l’extérieur du sud-est du Nouveau-Brunswick vont peut-être me lire. J’ai les paumes qui suent par peur de faire des fautes et de me faire ridiculiser ou invalider dans mes propos à cause de la manière que j’exprime mon français.
Ce phénomène ne vient pas de nulle part. Avec une accumulation de commentaires négatifs et d’invisibilité pendant des générations (littéralement), une personne peut bien se sentir inconfortable de parler ou d’écrire sa langue maternelle.
Dans ma pratique artistique, je vis encore énormément d’insécurité linguistique. En audition et en répétition, la question autour de ma façon de parler ou de mon ‘accent’ devient rapidement un sujet anxiogène pour moi. Régulièrement, j’ai peur de ne pas me faire comprendre ou de me faire dire que je ne parle pas un bon français. Je pense que c’est pour ça que j’ai longtemps préféré faire des projets muets et physiques.
G.R. : C’est certainement quelque chose qui peut se vivre chez un artiste dans sa pratique, particulièrement lorsqu’il est placé dans une situation formelle de communication. Il y a aussi l’enjeu des compétences réelles versus les compétences perçues, ces dernières habituellement construites par nombre d’années d’idées (souvent fausses) véhiculées sur une façon de parler sa langue maternelle. La langue française est un terreau fertile, de par sa construction historique et hiérarchique, de par les dynamiques inhérentes entre les centres et les périphéries qui la composent.
Ce modèle déteint dans des sociétés francophones et provoque des rapports de force, d’accès au pouvoir ainsi qu’à une visibilité, voire une légitimité des plus disparates. Pour certains artistes vivants en périphérie des grands centres, le risque d’être limité au côté cute, exotique ou folklorisant de l’accent est réel quand vient le temps de prendre la parole. Cela amène le sentiment de ne pas être pris au sérieux, qu’on ne s’intéresse pas ou peu à ce qu’on a à dire, mais beaucoup plus à la manière dont on le dit. J’ai certainement vécu à divers moments chacun des éléments de ce petit cocktail explosif.
Pourquoi vous êtes-vous retrouvé∙es à créer ensemble sur ce sujet ?
B.R. : En 2016, Gabriel et moi étions en stage de théâtre au Banff Centre for the Arts grâce à l’Association des théâtres francophones du Canada. Un super rassemblement d’une vingtaine d’artistes de partout à travers la francophonie canadienne. Pendant ce séjour, on nous avait demandé de nous présenter en nous donnant carte blanche, du genre « faites ce que vous voulez pour vous présenter artistiquement au groupe. » J’ai donc décidé de composer un beat avec des phrases que j’entends depuis que je suis jeune par rapport à ma façon de parler le français, comme, par exemple, « j’te comprends pas quand tu parles » et « you can’t speak French, you can’t speak English and you’re trying to learn Spanish? ». Après les présentations, Gabriel est venu me voir et m’a présenté le livre À l’ombre de la langue légitime. L’Acadie dans la francophonie d’Annette Boudreau, une sociolinguiste de Moncton. Honnêtement, je ne connaissais pas le concept de l’insécurité linguistique à ce moment-là. Je savais que je vivais un grand malaise par rapport à ma langue maternelle, mais je ne savais pas comment en parler. Et, ça aura pris un autre 3 ans avant que Gabriel et moi on s’en reparle…
G.R. : J’ai été des plus marqués par ce moment à Banff avec Bianca, puis ça m’a pris tout mon petit change pour oser la relancer là-dessus, trois ans plus tard, en août 2019, après une journée de tournage de la série À la Valdrague où on tournait ensemble depuis l’été 2017. Le titre s’est imposé assez rapidement, parce que nous avons tous deux grandi dans une région dont les habitants ont la réputation de parler mal le français, entre autres à cause du chiac, le parler populaire. C’était une façon pour nous de contester cette notion, comme une façon aussi de se questionner sur « qu’est-ce que ça veut dire, parler bien ? ». On s’est déjà dit que si on avait su quelle boite de Pandore ce serait, jamais on n’aurait embarqué, mais il n’y a aucun regret sur le cheminement. Au contraire.
Vous aviez d’abord réalisé une série balado et un film documentaire, comment en êtes-vous venu∙es au théâtre et qu’est-ce que la scène a apporté de plus ?
B.R. : En fait, c’est la pièce de théâtre qui a déclenché le tout. J’ai rencontré Gabriel quand on étudiait les deux en théâtre à l’université de Moncton. C’était donc naturel pour nous de vouloir créer une pièce de théâtre ensemble. Pour moi, c’est le médium qui permet une réelle rencontre avec les gens. C’est palpable quand les gens se reconnaissent dans nos propos, même si on parle de nos expériences personnelles. Cet échange, c’est la magie du théâtre qu’on ne retrouve pas nécessairement quand on produit des balados ou des films.
G.R. : Le projet théâtral a rapidement suscité de l’intérêt, et obtenu le Prix national d’excellence RBC de la Fondation pour l’avancement du théâtre francophone au Canada en 2020. Ce prix a donné lieu à une entrevue à « Du côté de chez Catherine » sur les ondes d’ICI Première. Après cette entrevue, la directrice de Radio-Canada Acadie de l’époque, Colette Francœur, nous a proposé de développer un balado puis, Suzette Lagacé, de Mozus Productions, nous a suggéré de développer un long-métrage documentaire.
Dès le départ, compte tenu de la démarche documentaire au cœur du projet théâtral, Bianca et moi nous nous étions promis de dire oui à tout ce qui nous était proposé. Ces projets complémentaires et indépendants nous ont permis d’élargir nos horizons, de faire des rencontres qu’on n’aurait pas faites autrement.
Compte tenu de la vastitude du spectre de l’insécurité linguistique et des conséquences qui en découlent, chaque occasion d’en parler est perçue comme une victoire. J’ai aussi toujours pensé que n’importe quelle matière créative qui réussissait à générer de nouvelles œuvres était une forme de réussite. Ça allait donc de soi de se laisser porter par d’autres, tout en se gardant une chasse gardée pour le projet final.
Comment se libérer de nos préjugés linguistiques ?
B.R. : Avant de commencer ce projet, j’avais un préjugé par rapport à ma façon de parler le français, j’acceptais, d’une certaine façon, que mon français était « moins bon » que celui des autres régions francophones. Je me disais : « si tout le monde est d’accord qu’on parle le pire français, ça doit être vrai ». Mais quand j’ai commencé à comprendre les mécanismes et les effets de cette croyance comme le silence et l’absence, l’importance de s’en défaire m’est apparue extrêmement importante.
Je pense qu’une des manières de se libérer de ses préjugés linguistiques est d’être curieux par rapport à l’autre et d’accepter qu’il y ait des variétés dans toutes les langues. Le Chiac, par exemple, s’est construit dans le sud-est du Nouveau-Brunswick à cause de son contexte social, il n’est pas apparu sans l’influence de son environnement. On retrouve même des variétés dans le Chiac selon la personne qui le parle. C’est tout à fait normal quand on entend une certaine variété de français pour la première fois, qu’il faut s’ajuster l’oreille à la musicalité et à la prononciation. Mais de présumer que la personne n’est pas francophone et lui répondre en anglais, c’est lui dire indirectement que son français n’est pas assez bon pour continuer la conversation dans sa langue maternelle. De plus, ce genre de situation crée une barrière entre les francophonies.
G.R. : Il y a quelque chose de très confrontant à découvrir la science derrière ce qui constitue une langue et sa capacité de vivre/mourir à travers le temps. C’est souvent à des kilomètres de ce qu’on nous enseigne. On se rend compte de la subjectivité des notions qualitatives, souvent regroupées autour de questions de pouvoir et d’oppression, d’accès ou de déni d’accès à une légitimité. La notion de centre et de périphérie est aussi au cœur de la chose. Avec Parler mal, j’ai appris énormément, mais j’ai aussi énormément désappris. La langue a quelque chose d’émotif aussi qui provoque rapidement une impossibilité d’en discuter. La construction sociale autour de la norme des modèles à imiter, des formes légitimes de prises de parole sont imprégnés dans le quotidien depuis tellement longtemps que l’idée même de les questionner est souvent perçue comme une forme de régression ou de paresse. Or, il n’en est rien.
En ce sens, s’informer sur l’histoire de la langue, ce qui a construit ses rapports sociaux, ici comme ailleurs, comment ça se passe dans d’autres langues aussi, la place que prend la norme et sa maîtrise dans l’espace public, sont toutes des pistes pour initier un dialogue.
Comment la pièce s’articule-t-elle et quelle est la réception du public ?
B.R. : Même s’il y a des moments plus sérieux et vulnérables dans la pièce, on traite la matière avec beaucoup d’humour. C’était important pour nous de ne pas faire un show trop sérieux au sujet de l’insécurité linguistique. Comme on l’a déjà mentionné, c’est un sujet vaste et complexe. L’humour rend le tout plus accessible pour le public et plus l’fun pour nous à jouer ! C’est aussi à travers le rire qu’on peut voir l’absurdité de la situation et pour moi, ça allège en quelque sorte le fardeau de cette insécurité.
Le but de Parler mal n’était pas de trouver la formule magique qui allait débarrasser tout le monde de ce malaise. C’est plutôt une manière de poser des questions et d’ouvrir un dialogue et non un débat avec différentes communautés. À Moncton, nous avons présenté la pièce avec surtitres en anglais, invitant aussi les gens de la communauté anglophone à faire partie de ce dialogue. Plusieurs ont été surpris que les francophones vivent cette réalité et tout à coup ont mieux compris pourquoi plusieurs francophones préfèrent s’exprimer en anglais.
Les spectateurs nous disent souvent qu’on met des mots sur des sentiments qu’ils vivent, mais qu’ils ne savaient pas comment exprimer. J’étais une de ces personnes avant de plonger dans l’écriture de cette pièce et je peux témoigner du bien énorme que ça fait, nommer un mal.
G.R. : Trois questions ont nourri notre démarche depuis le début :
Comment commence l’insécurité linguistique ?
Comment se développe/manifeste-t-elle ?
Comment s’en débarrasser ?
Le spectacle s’articule autour d’une série de tableaux qui apportent des pistes de réponses à chacune de ses questions, en partant de nos expériences personnelles, à Bianca et à moi. C’est aussi une série de clins d’œil aux éléments qui ont fait de nous des citoyens avec le rapport unique qu’on entretient tous les deux avec la langue, comme des personnes ayant grandi dans le sud-est du Nouveau-Brunswick au tournant des années 1990-2000. Ce pari de partir du microcosmique afin de s’adresser au macrocosmique a réussi jusqu’à présent à faire son chemin, la pièce ayant été présentée tant au Nouveau-Brunswick, qu’en Gaspésie, à Paris, en Colombie-Britannique qu’ailleurs. Une version précédente au Jamais Lu en 2021, très différente de la mouture actuelle, nous avait déjà donné un bon indicateur de la capacité du public à s’approprier la matière, à projeter son vécu/ses références sur les nôtres.
Il y a eu un point de bascule au moment où, en conversation avec la sociolinguiste Isabelle Violette, Bianca et moi avons pris conscience que le spectacle qu’on créait répondait à un silence auto-infligé d’individus, voire de communautés. Les prises de parole qui nous reviennent après les représentations sont d’un rare précieux pour un projet comme le nôtre. Sinon, une des agréables surprises demeure l’aspect très festif qui découle des représentations.
Parler mal est présenté au Centre du Théâtre d’Aujourd’hui du 14 au 26 avril 2025.