JEU des 5 questions

Cinq questions à Brigitte Haentjens et Sébastien Ricard

© Mathieu Rivard / Virginie Tardif

Brigitte Haentjens et Sébastien Ricard, complices depuis près de 20 ans s’allient avec l’artiste transdisciplinaire Micha Raoutenfeld pour créer La chouette. Cette pièce, écrite et interprétée par Sébastien Ricard, questionne la figure du « monstre » à travers le corps des interprètes, le corps trans et le corps social. D’une seule voix, le duo artistique répond aux questions de Jeu.

La chouette vous amène à bousculer vos modes de fonctionnement et à vous mettre en danger. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi ?

Bien que nous ayons aussi créé ensemble et avec d’autres des événements politiques et citoyens comme Le moulin à paroles et Nous ?, nos aventures artistiques et théâtrales se déroulaient sur le mode de la relation « metteur en scène — interprète ». Sébastien est également l’auteur du balado Pour en finir avec Octobre ?. La création de cette œuvre a transformé en partie nos rôles respectifs.

La plupart du temps, comme metteur en scène, je porte l’œuvre que je souhaite présenter, même si avec les acteurs et actrices, il s’agit de collaborer et non d’imposer dans une relation hiérarchique. Le metteur en scène a le dernier mot, mais c’est aussi la personne qui regarde. Sébastien s’est toujours beaucoup investi dans la dramaturgie comme dans l’interprétation, il est soucieux du sens, il lit et interroge un texte non seulement pour le personnage qu’il joue, mais pour servir l’œuvre. Mais cette fois-ci, c’est lui qui porte l’œuvre, à double titre, celui d’auteur et d’acteur. Cela modifie donc évidemment, pour nous deux, le mode de relation, même si je suis hors scène. Et cela permet d’approfondir la réflexion, la discussion, sur les rôles autant que sur le sens. C’est périlleux, mais jouissif.

Pourquoi cette pièce s’intitule La chouette ? De quelle façon l’oiseau s’immisce-t-il sur scène ?

L’oiseau ne vient pas forcément s’immiscer sur scène, mais nous aimons la symbolique rattachée à la chouette, oiseau de nuit et de mystère, silencieux, veilleur. Et puis la chouette était le surnom du chef des chouans, Jean Cottereau. Certains des chouans figurent parmi les premiers habitants de la Nouvelle-France. C’est aussi la « chouenne », ce mot qui vient de la région charlevoisienne pour désigner son dialecte et qui a donné le titre d’un recueil de Pierre Perreault.

Mais nous avons choisi le titre avant même de savoir exactement ce que serait le spectacle. Et nous sommes toujours étonnés de découvrir d’autres résonances, la toute dernière étant que la chouette, pour Gloria Anzaldúa, poétesse militante chicana, est l’ange tutélaire qui veille sur les femmes qui vivent à la frontière du Mexique et du sud des États-Unis. Ces femmes que « la frontière constitue et destitue » pour citer Preciado en parlant du corps des migrants.

Qui sont pour vous le philosophe espagnol trans Paul B. Preciado et le géographe Jean Morisset et qu’ont-ils en commun ?

Paul B. Preciado, philosophe et essayiste d’origine espagnole crée une œuvre percutante, dans la foulée de celle de Monique Wittig et en parenté avec le travail de Virginie Despentes ou de Judith Butler. Jean Morisset, géographe de formation, est un voyageur et écrivain qui a, entre autres, publié un livre très important : Sur la piste du Canada errant.

Bien que les deux créateurs œuvrent dans des domaines distincts, ils ont en commun la joie, c’est manifeste. Tous les deux ont une image de l’Histoire éloignée de celle qui est enseignée ou véhiculée dans l’imaginaire collectif. Loin aussi de l’ordre établi, de la médecine officielle et des instances politiques et institutionnelles. Iels bousculent les idées reçues, que ce soit autour du genre ou autour d’une vision étriquée et convenue du Québec et de l’histoire du territoire. Morisset est d’une autre génération que Preciado, mais le Politique les rassemble, au-delà des territoires respectifs. Les deux cherchent à abolir les frontières réelles ou symboliques qui séparent, catégorisent et finalement enferment.

Comment le spectacle met-il en mouvement toutes ces idées ? Quelles émotions émergent ? 

C’est une bonne question. Le spectacle ne cherche pas à mettre en mouvement des idées, mais il reflète plutôt comment ces idées ont été métabolisées en nous. Nous tentons de susciter des réflexions chez les spectateurs. Nous avons exploré à la fois la fluidité (de genre, de statut) et la monstruosité telle qu’elle peut se manifester au théâtre, particulièrement dans le corps des interprètes, toujours soumis à la honte (avec un grand H). La honte est portée également par le corps « trans », non conforme à des catégories précises et par le corps « canayen », corps métissé au sens large, ou comme le dit Morisset, métissé avec le paysage auquel il appartient. Le spectacle interroge par ailleurs la façon dont le théâtre se fabrique, les rôles de chacun·e dans le système artistique actuel.

À travers des figures comme celles inspirées de l’Orlando de Virginia Woolf, de Treplev dans La Mouette de Tchekhov, ou de l’actrice en crise dans Opening Night, le film de Cassavetes, nous avons essayé de nous approprier les différents visages du monstre. Les images du spectacle sont issues de nos discussions, nombreuses, ferventes, autour des livres de Preciado et Morisset et du champ d’exploration qu’ils induisent. Les scènes silencieuses transportent notre recherche, nos questionnements et non des conclusions ou des préceptes. Une création théâtrale, à partir de « rien » sauf d’une matière intellectuelle exigeante, et qui n’est pas non plus un collage de textes, doit inventer constamment son mode de fonctionnement et d’emploi. Il y a un côté très organique et peut-être mystérieux au résultat, sans aspect narratif ou didactique.

Vous vous êtes allié∙es à l’artiste transdisciplinaire Micha Raoutenfeld. Comment avez-vous travaillé ensemble ?

Micha nous a rejoints il y a un an, et le spectacle s’est construit en partie sur le plateau, en partie grâce à des allers-retours entre les textes écrits par Sébastien et le plateau. Micha, qui se définit comme interprète et artiste non binaire a énormément nourri les échanges et les questionnements. Nous avons pu, ainsi, créer en triangle. C’était complètement exaltant.

La chouette est présentée au Théâtre Prospero du 22 avril au 10 mai 2025.