Critiques

L’amour ou rien : Happening sombre et scintillant

© Yanick Macdonald

Il s’agit d’un défi immense que de porter à la scène un essai. Plutôt qu’une approche littérale pour transposer All About Love : New Visions de la penseuse américaine bell hooks (traduit et adapté pour l’occasion par Lorrie Jean-Louis), la metteuse en scène Mélanie Demers, qui signe la dramaturgie de L’amour ou rien avec Angélique Willkie, a opté pour une démarche impressionniste. Posons-le d’emblée, le résultat plaira davantage aux amateurs et amatrices de danse et de performance qu’aux aficionados et aficionadas de théâtre traditionnel puisque les premiers et premières abdiquent plus volontiers la narrativité comme essence d’un spectacle. Ici, la musique, les mouvements et quelques prises de parole éparses évoquent plus que ne transmettent la pensée de l’essayiste.

Le splendide numéro d’ouverture donne le ton à cette production composée de multiples tableaux. Y brillent – aux sens littéral et figuré – les spectaculaires tenues à paillettes d’Elen Ewing, y crée un impact visuel marquant le plancher miroir conçu par Vano Hotton, y vibrent les sonorités graves de Frannie Holder, y plane une atmosphère onirico-rock grâce aux délectables éclairages de Paul Chambers, y circulent aussi les itérations et les vers libres. L’amour est d’ailleurs ici nommé « la chose » ou « la chose véritable ». Par pudeur ? Pour éviter toute apparence de mièvrerie ? On sent tout au long de la représentation le désir de s’éloigner de tout ce qui pourrait vaguement exhaler des effluves d’eau de rose. Jusqu’à privilégier une vision plus sombre qu’optimiste de notre rapport à l’acte d’aimer. Pensons, notamment, à la chorégraphie finale, absolument magnifique, mais dont les corps tordus et les visages grimaçants laissent peu de place à l’espoir qui imprègne pourtant le livre de hooks.

Est-ce pour cela que l’on peut avoir l’impression que L’amour ou rien a été davantage conçu pour créer des effets, qu’ils soient esthétiques ou de l’ordre de la transgression, que pour communiquer véritablement avec le public ? Les innombrables répétitions, les gestes mariés à des morceaux de phrases dont le sens, selon le cas, est plus ou moins abscons, les chansons au ton parfois lamentatif rendent la proposition quelque peu hermétique. Si la création scénique s’affranchit de l’œuvre originale jusqu’à ce que celle-ci soit à peine reconnaissable, il vaut toutefois mieux avoir lu l’essai pour déchiffrer certains passages du spectacle. Par exemple, la réplique « Le ciel est tellement grand en Afrique. », prononcée par un homme blanc maltraitant une femme noire, peut sembler arbitraire alors qu’elle réfère sans doute à l’indissociable trio du racisme, du patriarcat et du capitalisme qui, selon l’autrice de Feminism is for Everybody et de The Will of Change, nous empêche de vivre dans un esprit d’amour au sein de nos communautés.

© Yanick Macdonald

Des interprètes investis

Le spectacle pousse fort loin la hardiesse. Pourrait effectivement, par exemple, s’avérer irritant pour certain·es l’interminable fou rire simulé par l’une des artistes dans un contexte qui se voudrait solennel. Et que signifient ces esclaffements incongrus ? Que l’on n’a perdu la faculté de réagir adéquatement aux émotions authentiques ? Que face à un monde individualiste ou autrement désolant, où il est ardu de semer et de récolter l’amour, mieux vaut rire que pleurer ?

La même comédienne, Ariel Charest, qui remplit avec conviction les mandats qui lui sont confiés, ira aussi d’une ode au cunnilingus, l’assimilant à l’amour d’ordre divin qu’aborde l’écrivaine états-unienne, sans pourtant que ce long soliloque sans réel contenu semble avoir d’autre raison d’être que ce que l’on suppose être ses velléités transgressives. Or, en 2025, parler de sexualité, même féminine, dans un théâtre a peu de chance de choquer qui que ce soit ou d’ébranler les colonnes du temple.

Il faut néanmoins saluer la diversité – à tous égards – des artistes évoluant sur scène et l’énergie inexhaustible qu’ils et elles mettent à créer un objet scénique unique. Car Demers et ses acolytes parviennent à peindre une fresque allégorique à l’identité esthétique forte et prégnante. Elle ravira certainement les sens de plusieurs, mais rejoindra-t-elle l’âme et l’intellect des spectateurs et spectatrices ? Et si, justement, la « chose véritable » que le public aspirait à trouver au théâtre – particulièrement dans un spectacle inspiré d’un ouvrage traitant de l’amour, de sa quête, de sa redéfinition, de ses bienfaits, de son universalité – participait de la réflexion collective, de la communion, de l’échange ?

© Yanick Macdonald

L’amour ou rien

Texte : bell hooks. Traduction et adaptation : Lorrie Jean-Louis. Dramaturgie : Mélanie Demers et Angélique Willkie. Mise en scène et chorégraphies : Mélanie Demers. Assistance à la mise en scène : Anne-Marie Jourdenais. Scénographie : Vano Hotton. Costumes : Elen Ewing, assistée d’Amélie Charbonneau et de Pascale Bassani. Maquillages et coiffures : Ange Blédja Kouassi. Éclairages : Paul Chambers. Musique : Frannie Holder. Avec Vlad Alexis, Rachel Amozigh, Ariel Charest, Frannie Holder, Mimo Magri, Carla Mezquita Honhon, Fabien Piché et Laurie Torres. Une coproduction de Mayday, d’Espace Go et du Théâtre du Trident, présentée à Espace Go du 15 avril au 10 mai, puis au Théâtre du Trident du 5 au 29 novembre 2025.