La préface d’Encore une fois, si vous le permettez résume tout ce qu’il faut savoir à propos de Nana, la maman de Marcel.
Nous sommes très loin de l’Angleterre élisabéthaine, de la Russie de Tchekhov, du Mississippi de Tennessee Williams… L’héroïne qui nous est dévoilée ne détient pas de titre de noblesse, mais est néanmoins bien au fait des mélodrames que vivent les rois et reines de notre monde. On la connaît, sans savoir son nom. On la croise au théâtre, jamais dans les premières. Elle fait partie du vrai monde. Elle chérit des fantaisies, des pensées profondes, des opinions tranchées. Elle possède les références et l’esprit des curieux, des avides de connaissances, des autodidactes. Elle réfléchit, apprécie, commente. Nana du Plateau est universelle. Tremblay l’avait prédit. L’histoire lui a donné raison.
C’est l’acteur Emmanuel Schwartz qui nous l’annonce, dans les premières minutes d’un monologue qui suit son entrée dans la salle du Centaur, par la porte du public. Ses premières paroles, son premier regard, sont directement dirigés vers Michel Tremblay, en chair et en os, le soir de la première de For the Pleasure of Seeing her Again. On se trouve témoin de la preuve qu’il reste encore de la magie, de la vraie, dans ce monde morose.
Le jeune Michel, dès sa tendre enfance, est tantôt le souffre-douleur, le bon public, le psy, le compagnon de lecture de sa maman Nana très douée pour les esclaffes, les esbrouffes, l’exagération, l’anxiété et tout ce qui vient avec la personnalité d’une diva de la scène dont le destin de mère au foyer a confiné dans son salon, devant sa télévision. Tout comme devait l’être la création de la pièce en 1998 avec Rita Lafontaine, l’expérience est cathartique. On retrouve dans Nana nos mères, nos tantes, nos grands-mères.
Des anglos nommés Tremblay
Au Centaur ces jours-ci, Montréal devient ville de passages et de ponts baignés dans un esprit de réconciliation et de reconnaissance mutuelle.
Emmanuel Schwartz s’impose comme un choix parfaitement judicieux pour incarner Marcel : grand, magnétique, intensément théâtral. Emblème d’une tradition théâtrale de l’Ouest de la ville, il dégage une crédibilité rare, porté par une voix grave et enveloppante, qui évoque par moments l’acteur américaine Adam Driver. On se dit qu’on le voit trop peu sur nos scènes. Il incarne, avec une justesse touchante, ce Montréal bilingue que connaît bien Linda Gaboriau – traductrice chevronnée et complice de longue date du théâtre québécois. Redécouvrir l’œuvre de notre plus grand dramaturge à travers sa plume, c’est à la fois une révélation et un ravissement. Sa langue, ici, n’est ni américaine, ni canadienne : elle est profondément montréalaise.
Alice Ronfard propose ici une mise en scène adaptée au caractère suranné du Centaur, magnifiée par des jeux d’ombres et des détails qui évoquent le Montréal des années 1950 et 1960. C’est une visite tout en délicatesse chez nos voisins de l’Ouest de la Main. La scénographie, d’une grande simplicité, baigne dans l’obscurité. Des cadres subtils en kaléidoscope y suggèrent les seuils de l’existence. Le dénouement – que nous vous laissons découvrir – convoque avec finesse la Saskatchewan natale de Nana, dans une image finale saisissante. La pièce embrasse plusieurs des thèmes fondateurs de l’œuvre tremblayenne : la puissance évocatrice des récits maternels, l’imaginaire comme refuge, les femmes à l’aube d’une bascule historique, l’absence persistante et néanmoins pesante des figures paternelles. Rita Lafontaine n’est jamais bien loin – spectrale et bienveillante.
Schwartz rayonne aussi par son écoute : il habite le narrateur avec une tendresse vibrante, face à une muse qui le provoque, le pousse, l’émeut. C’est d’une beauté insaisissable. À travers ce duo, c’est toute une culture montréalaise, aussi singulière que fragile, qui se transmet. Dans le rôle de Nana, Ellen David offre une présence plus douce, plus lisse peut-être, que ses prédécesseures Rita Lafontaine ou Guylaine Tremblay. Un brin moins mordante, mais profondément humaine.
L’expérience de Michel Tremblay dans la langue de Shakespeare n’a évidemment rien de novateur : l’œuvre du dramaturge, traduite en 41 langues, a fait le tour du monde.
Universel et global
Si la pièce de Tremblay n’a pas vieilli et conserve toute sa pertinence, son sens, ses résonances et ses références ont toutefois évolué dans un Montréal désormais profondément transformé par la mondialisation. Autrefois, dans son salon du Plateau-Mont-Royal, Nana accédait à la vastitude du monde et à la culture à travers l’écran lumineux de son téléviseur. Elle pensait à Huguette Oligny et aux autres figures marquantes des arts, qui la transportaient vers des univers imaginés. Et elle se demandait peut-être si, de leur côté, ces héros du petit écran pensaient à elle — à tous ceux qui, devant leur poste, les applaudissaient en silence.
Mais en 2025, l’écran de télévision qui diffusait Les Beaux Dimanches n’appartient plus à l’univers des nouvelles générations. Il a été remplacé par une myriade d’écrans de poche, multiplicateurs de perspectives, de récits, de reflets. Les imaginaires ont explosé, fragmenté, s’entrechoquent. Dans ce contexte, raconter ce pan de notre histoire commune devient essentiel : pour savoir d’où l’on vient, pour se situer dans un monde où tout change si vite.
Nana, disparue avant de voir son fils devenir l’immense homme de théâtre que l’on connaît bien, pense-t-elle encore à nous? Que dirait-elle de ce Montréal éclaté, pluriel, déroutant? Que penserait-elle de ce monde où les repères sont sans cesse réinventés?
« À quoi ça sert de conter la vie si t’en inventes pas des bouts ? » demande La Duchesse. Cette citation, mise en exergue des Nouvelles d’Édouard, résonne tout au long de la pièce comme un écho doux-amer. Sur la scène du Centaur, deux voix se renvoient la mémoire, les blessures et l’humour, dans un dernier hommage à celles et ceux qui nous ont rêvés.
Texte : Michel Tremblay. Traduction : Linda Gaboriau. Mise en scène : Alice Ronfard. Interprétation : Ellen David et Emmanuel Schwartz. Scénographie : Gabriel Tsampalieros. Costumes : Cynthia St-Gelais. Éclairages : Julie Basse. Conception sonore : Joris Rey. Présentée au Centaur jusqu’au 1er juin 2025.
La préface d’Encore une fois, si vous le permettez résume tout ce qu’il faut savoir à propos de Nana, la maman de Marcel.
Nous sommes très loin de l’Angleterre élisabéthaine, de la Russie de Tchekhov, du Mississippi de Tennessee Williams… L’héroïne qui nous est dévoilée ne détient pas de titre de noblesse, mais est néanmoins bien au fait des mélodrames que vivent les rois et reines de notre monde. On la connaît, sans savoir son nom. On la croise au théâtre, jamais dans les premières. Elle fait partie du vrai monde. Elle chérit des fantaisies, des pensées profondes, des opinions tranchées. Elle possède les références et l’esprit des curieux, des avides de connaissances, des autodidactes. Elle réfléchit, apprécie, commente. Nana du Plateau est universelle. Tremblay l’avait prédit. L’histoire lui a donné raison.
C’est l’acteur Emmanuel Schwartz qui nous l’annonce, dans les premières minutes d’un monologue qui suit son entrée dans la salle du Centaur, par la porte du public. Ses premières paroles, son premier regard, sont directement dirigés vers Michel Tremblay, en chair et en os, le soir de la première de For the Pleasure of Seeing her Again. On se trouve témoin de la preuve qu’il reste encore de la magie, de la vraie, dans ce monde morose.
Le jeune Michel, dès sa tendre enfance, est tantôt le souffre-douleur, le bon public, le psy, le compagnon de lecture de sa maman Nana très douée pour les esclaffes, les esbrouffes, l’exagération, l’anxiété et tout ce qui vient avec la personnalité d’une diva de la scène dont le destin de mère au foyer a confiné dans son salon, devant sa télévision. Tout comme devait l’être la création de la pièce en 1998 avec Rita Lafontaine, l’expérience est cathartique. On retrouve dans Nana nos mères, nos tantes, nos grands-mères.
Des anglos nommés Tremblay
Au Centaur ces jours-ci, Montréal devient ville de passages et de ponts baignés dans un esprit de réconciliation et de reconnaissance mutuelle.
Emmanuel Schwartz s’impose comme un choix parfaitement judicieux pour incarner Marcel : grand, magnétique, intensément théâtral. Emblème d’une tradition théâtrale de l’Ouest de la ville, il dégage une crédibilité rare, porté par une voix grave et enveloppante, qui évoque par moments l’acteur américaine Adam Driver. On se dit qu’on le voit trop peu sur nos scènes. Il incarne, avec une justesse touchante, ce Montréal bilingue que connaît bien Linda Gaboriau – traductrice chevronnée et complice de longue date du théâtre québécois. Redécouvrir l’œuvre de notre plus grand dramaturge à travers sa plume, c’est à la fois une révélation et un ravissement. Sa langue, ici, n’est ni américaine, ni canadienne : elle est profondément montréalaise.
Alice Ronfard propose ici une mise en scène adaptée au caractère suranné du Centaur, magnifiée par des jeux d’ombres et des détails qui évoquent le Montréal des années 1950 et 1960. C’est une visite tout en délicatesse chez nos voisins de l’Ouest de la Main. La scénographie, d’une grande simplicité, baigne dans l’obscurité. Des cadres subtils en kaléidoscope y suggèrent les seuils de l’existence. Le dénouement – que nous vous laissons découvrir – convoque avec finesse la Saskatchewan natale de Nana, dans une image finale saisissante. La pièce embrasse plusieurs des thèmes fondateurs de l’œuvre tremblayenne : la puissance évocatrice des récits maternels, l’imaginaire comme refuge, les femmes à l’aube d’une bascule historique, l’absence persistante et néanmoins pesante des figures paternelles. Rita Lafontaine n’est jamais bien loin – spectrale et bienveillante.
Schwartz rayonne aussi par son écoute : il habite le narrateur avec une tendresse vibrante, face à une muse qui le provoque, le pousse, l’émeut. C’est d’une beauté insaisissable. À travers ce duo, c’est toute une culture montréalaise, aussi singulière que fragile, qui se transmet. Dans le rôle de Nana, Ellen David offre une présence plus douce, plus lisse peut-être, que ses prédécesseures Rita Lafontaine ou Guylaine Tremblay. Un brin moins mordante, mais profondément humaine.
L’expérience de Michel Tremblay dans la langue de Shakespeare n’a évidemment rien de novateur : l’œuvre du dramaturge, traduite en 41 langues, a fait le tour du monde.
Universel et global
Si la pièce de Tremblay n’a pas vieilli et conserve toute sa pertinence, son sens, ses résonances et ses références ont toutefois évolué dans un Montréal désormais profondément transformé par la mondialisation. Autrefois, dans son salon du Plateau-Mont-Royal, Nana accédait à la vastitude du monde et à la culture à travers l’écran lumineux de son téléviseur. Elle pensait à Huguette Oligny et aux autres figures marquantes des arts, qui la transportaient vers des univers imaginés. Et elle se demandait peut-être si, de leur côté, ces héros du petit écran pensaient à elle — à tous ceux qui, devant leur poste, les applaudissaient en silence.
Mais en 2025, l’écran de télévision qui diffusait Les Beaux Dimanches n’appartient plus à l’univers des nouvelles générations. Il a été remplacé par une myriade d’écrans de poche, multiplicateurs de perspectives, de récits, de reflets. Les imaginaires ont explosé, fragmenté, s’entrechoquent. Dans ce contexte, raconter ce pan de notre histoire commune devient essentiel : pour savoir d’où l’on vient, pour se situer dans un monde où tout change si vite.
Nana, disparue avant de voir son fils devenir l’immense homme de théâtre que l’on connaît bien, pense-t-elle encore à nous? Que dirait-elle de ce Montréal éclaté, pluriel, déroutant? Que penserait-elle de ce monde où les repères sont sans cesse réinventés?
« À quoi ça sert de conter la vie si t’en inventes pas des bouts ? » demande La Duchesse. Cette citation, mise en exergue des Nouvelles d’Édouard, résonne tout au long de la pièce comme un écho doux-amer. Sur la scène du Centaur, deux voix se renvoient la mémoire, les blessures et l’humour, dans un dernier hommage à celles et ceux qui nous ont rêvés.
For the Pleasure of Seeing her Again
Texte : Michel Tremblay. Traduction : Linda Gaboriau. Mise en scène : Alice Ronfard. Interprétation : Ellen David et Emmanuel Schwartz. Scénographie : Gabriel Tsampalieros. Costumes : Cynthia St-Gelais. Éclairages : Julie Basse. Conception sonore : Joris Rey. Présentée au Centaur jusqu’au 1er juin 2025.