Le FTA propose avec Hiroshima mon amour et Batty Bwoy deux œuvres qui reviennent sur des souvenirs traumatiques tout en jouant des formes mêmes du spectacle pour mieux servir le propos.
Hiroshima mon amour : mise en scène magistrale du film de la mémoire
Né de la rencontre du metteur en scène Christian Lapointe et de la compositrice australienne Rosa Lind, cette magnifique création scénique emmène le film de Resnais vers l’opéra, en épurant le texte du scénario en cinq tableaux et en allant chercher ce qui dans le texte de Duras est déjà de la musique.
Il s’agit surtout de créer une forme d’oratorio, apparemment sans décor, pour jouer avec les codes : si au départ, on pense qu’il n’y a sur le plateau qu’un espace pour huit musicien·es, une cheffe et deux récitants, on voit se construire les cadres des fictions que recèle cette œuvre palimpseste qu’est Hiroshima mon amour.
Nous plongeons littéralement dans le film, mais aussi dans les lieux du récit (Hiroshima, Nevers), alors que des éléments scéniques surgissent et sont déplacés (lit, bureau de Duras, projecteurs de films…). L’utilisation du plateau est progressive, elle se complexifie jusqu’à se dépouiller lorsque tulle et pendrillons sont abaissés et dévoilent la cage de scène. Comme souvent chez Lapointe, le plateau explore le jeu avec des écrans et leur transparence — immense tulle qui borde le plateau en arrière d’un premier espace évoquant les loges. L’image sur la tulle est divisée en deux, d’un côté le tournage en direct sur le plateau, de l’autre des images du film, avec régulièrement reprise des mêmes pauses pour les deux protagonistes.
La musique, au fil toujours mélodique, est suggestive et recrée des ambiances japonisantes, des sons nostalgiques, que module la grande Harpe. Elle déploie une belle palette avec le recours des flutes et percussions qui survolent les violons, violoncelle et clarinette. Le chant se fait souvent très aérien pour la partie féminine et les bascules vers la voie parlée sont fortes.
Il y a un jeu de confusion passionnant entre les diverses sources de l’œuvre (le film, le scénario), mais aussi dans le rôle même des interprètes, qui passent du récit au « revivre » en un clin d’œil : à l’homme et la femme qui assurent ce récit s’ajoute la présence de Duras elle-même tapant le texte du récit, le commentant. Ce rôle est assuré par la cheffe d’orchestre — silhouette, costumes et lunettes évoquant Duras — qui chante également et incarne ponctuellement la protagoniste. De même, le cadreur de plateau personnalise l’amant allemand — origine de la honte et du repli dans la cave à Nevers.
Il apparait parmi des projecteurs diffusant des images du film d’origine, images qui s’altèrent de même que la mémoire des évènements, alors que les deux sources d’images sur l’écran se superposent et créent des rencontres floues, dans lesquelles on ne distingue plus toujours les protagonistes du film de ceux sur scène, de même que sont irreprésentables la violence vécues à Hiroshma et celles de Nevers pour la protagoniste.
C’est une grande proposition qui brouille les codes de la représentation en invitant les disciplines artistiques à collaborer à leur meilleur.
Texte : Marguerite Yourcenar, adapté par Christian Lapointe. Mise en scène : Christian Lapointe. Interprétation : Marie-Annick Béliveau, Yamato Brault-Hori, Ellen Wieser au chant et Isabelle Bozzini (violoncelle), Stéphanie Bozzini (alto), Clemens Merkel (violon), Alissa Cheung (violon), David Therrien-Brongo (percussions), Victor Alibert (clarinette), Antoine Malette-Chénier (harpe), Yuki Isami (flûte). Musique : Rósa Lind. Assistance à la mise en scène : Nicolas Dupuy. Dramaturgie : Andréane Roy. Scénographie : Anick La Bissonnière. Éclairage : Sonoyo Nishikawa. Performance cinématographique : Karl Lemieux. Conception vidéo : Christian Lapointe. Costumes et accessoire : Julie Levesque. Une production de Carte Blanche, Chants libre et du Quaturo Bozzini présentée à l’Usine C, dans le cadre du FTA, du 27 au 29 mai 2025.
Batty Bwoy : renverser la honte
A la croisée de la culture jamaïcaine et norvégienne, Harrald Beharie propose un solo coup de poing, rageur et provoquant qui se construit sur la honte et les injures homophobes mais aussi sur des pas de danse dancehall jamaïcains. Batty Bwoy est une injure signifiant « garçon de cul » et c’est justement cela que Beharie a voulu questionner : quel est donc ce corps dénoncé dans les injures ? un corps honteux, hypersexualisé, transmetteur de maladie ? C’est ce corps qu’il incarne et lance dans une joute hyper physique en plaçant le public au plus près.
Lorsque l’on entre dans l’espace de représentation, Beharie est assis sur un socle rouge, sorte de plongeoir ou podium aux extrémités recourbées et souples. Il est nu, masqué par de très longues tresses, et prend le temps de s’huiler, se caresser. On est invité à prendre place sur un grand rectangle de praticables, ou sur deux petits ilots au centre, voire directement au sol sur des coussins : c’est entre ces espaces et le public que Beharie va évoluer et déployer sa danse. Une montée progressive des gestes dans le silence, reprises lancinantes de postures langoureuses, offertes, déployant des cercles au plus près du public, à quatre pattes, genoux et fesses écartées. La gestuelle mêle à dessein positions sexuelles et mouvements de dancehall, pour littéralement exploser en même temps que la musique (du rock progressif norvégien qui juxtapose des séquences furieuses comme joyeuses, dans la lignée d’un Frank Zappa).
Il semble y avoir un arrière-plan traumatique : situations de soumission ou injonction d’humiliation que l’on affronte en tant que personne queer. Mais parfois aussi une revendication assumée de plaisir et de désir, tout en jouant à la limite du malaise en venant se glisser entre deux personnes assises ou en s’approchant d’une autre et la regardant fixement. Très vite un sourire et puis aussi vite un changement d’attitude, d’humeur : Beharie déploie une grande palette d’émotions et les brouille aussitôt. Nous sommes avec lui dans le même espace, au plus près de ce corps suant et twerkant, qui maîtrise comme rarement sa gestuelle. Le mouvement peut être ridicule, sensuel, lu comme une invitation, il trouve une pertinence par le fait d’être tenu un long moment ou au contraire lâché aussitôt. Une performance intense et parfaitement maîtrisée, qui sait aussi réagir à la moindre réaction du public.
Chorégraphie et interprétation : Harald Beharie. Collaboration artisitique et sculpture : Karoline Bakken Lund et Veronica Bruce. Musique : Ring van Möbius. Conception sonore : Jassem Hindi. Regard extérieur : Inés Belli et Hooman Sharifi. Une production de Dansens Hus (Oslo) et RAS (Sandnes) présentée au Monument National, dans le cadre du FTA, du 28 au 31 mai 2025.
Le FTA propose avec Hiroshima mon amour et Batty Bwoy deux œuvres qui reviennent sur des souvenirs traumatiques tout en jouant des formes mêmes du spectacle pour mieux servir le propos.
Hiroshima mon amour : mise en scène magistrale du film de la mémoire
Né de la rencontre du metteur en scène Christian Lapointe et de la compositrice australienne Rosa Lind, cette magnifique création scénique emmène le film de Resnais vers l’opéra, en épurant le texte du scénario en cinq tableaux et en allant chercher ce qui dans le texte de Duras est déjà de la musique.
Il s’agit surtout de créer une forme d’oratorio, apparemment sans décor, pour jouer avec les codes : si au départ, on pense qu’il n’y a sur le plateau qu’un espace pour huit musicien·es, une cheffe et deux récitants, on voit se construire les cadres des fictions que recèle cette œuvre palimpseste qu’est Hiroshima mon amour.
Nous plongeons littéralement dans le film, mais aussi dans les lieux du récit (Hiroshima, Nevers), alors que des éléments scéniques surgissent et sont déplacés (lit, bureau de Duras, projecteurs de films…). L’utilisation du plateau est progressive, elle se complexifie jusqu’à se dépouiller lorsque tulle et pendrillons sont abaissés et dévoilent la cage de scène. Comme souvent chez Lapointe, le plateau explore le jeu avec des écrans et leur transparence — immense tulle qui borde le plateau en arrière d’un premier espace évoquant les loges. L’image sur la tulle est divisée en deux, d’un côté le tournage en direct sur le plateau, de l’autre des images du film, avec régulièrement reprise des mêmes pauses pour les deux protagonistes.
La musique, au fil toujours mélodique, est suggestive et recrée des ambiances japonisantes, des sons nostalgiques, que module la grande Harpe. Elle déploie une belle palette avec le recours des flutes et percussions qui survolent les violons, violoncelle et clarinette. Le chant se fait souvent très aérien pour la partie féminine et les bascules vers la voie parlée sont fortes.
Il y a un jeu de confusion passionnant entre les diverses sources de l’œuvre (le film, le scénario), mais aussi dans le rôle même des interprètes, qui passent du récit au « revivre » en un clin d’œil : à l’homme et la femme qui assurent ce récit s’ajoute la présence de Duras elle-même tapant le texte du récit, le commentant. Ce rôle est assuré par la cheffe d’orchestre — silhouette, costumes et lunettes évoquant Duras — qui chante également et incarne ponctuellement la protagoniste. De même, le cadreur de plateau personnalise l’amant allemand — origine de la honte et du repli dans la cave à Nevers.
Il apparait parmi des projecteurs diffusant des images du film d’origine, images qui s’altèrent de même que la mémoire des évènements, alors que les deux sources d’images sur l’écran se superposent et créent des rencontres floues, dans lesquelles on ne distingue plus toujours les protagonistes du film de ceux sur scène, de même que sont irreprésentables la violence vécues à Hiroshma et celles de Nevers pour la protagoniste.
C’est une grande proposition qui brouille les codes de la représentation en invitant les disciplines artistiques à collaborer à leur meilleur.
Hiroshima mon amour
Texte : Marguerite Yourcenar, adapté par Christian Lapointe. Mise en scène : Christian Lapointe. Interprétation : Marie-Annick Béliveau, Yamato Brault-Hori, Ellen Wieser au chant et Isabelle Bozzini (violoncelle), Stéphanie Bozzini (alto), Clemens Merkel (violon), Alissa Cheung (violon), David Therrien-Brongo (percussions), Victor Alibert (clarinette), Antoine Malette-Chénier (harpe), Yuki Isami (flûte). Musique : Rósa Lind. Assistance à la mise en scène : Nicolas Dupuy. Dramaturgie : Andréane Roy. Scénographie : Anick La Bissonnière. Éclairage : Sonoyo Nishikawa. Performance cinématographique : Karl Lemieux. Conception vidéo : Christian Lapointe. Costumes et accessoire : Julie Levesque. Une production de Carte Blanche, Chants libre et du Quaturo Bozzini présentée à l’Usine C, dans le cadre du FTA, du 27 au 29 mai 2025.
Batty Bwoy : renverser la honte
A la croisée de la culture jamaïcaine et norvégienne, Harrald Beharie propose un solo coup de poing, rageur et provoquant qui se construit sur la honte et les injures homophobes mais aussi sur des pas de danse dancehall jamaïcains. Batty Bwoy est une injure signifiant « garçon de cul » et c’est justement cela que Beharie a voulu questionner : quel est donc ce corps dénoncé dans les injures ? un corps honteux, hypersexualisé, transmetteur de maladie ? C’est ce corps qu’il incarne et lance dans une joute hyper physique en plaçant le public au plus près.
Lorsque l’on entre dans l’espace de représentation, Beharie est assis sur un socle rouge, sorte de plongeoir ou podium aux extrémités recourbées et souples. Il est nu, masqué par de très longues tresses, et prend le temps de s’huiler, se caresser. On est invité à prendre place sur un grand rectangle de praticables, ou sur deux petits ilots au centre, voire directement au sol sur des coussins : c’est entre ces espaces et le public que Beharie va évoluer et déployer sa danse. Une montée progressive des gestes dans le silence, reprises lancinantes de postures langoureuses, offertes, déployant des cercles au plus près du public, à quatre pattes, genoux et fesses écartées. La gestuelle mêle à dessein positions sexuelles et mouvements de dancehall, pour littéralement exploser en même temps que la musique (du rock progressif norvégien qui juxtapose des séquences furieuses comme joyeuses, dans la lignée d’un Frank Zappa).
Il semble y avoir un arrière-plan traumatique : situations de soumission ou injonction d’humiliation que l’on affronte en tant que personne queer. Mais parfois aussi une revendication assumée de plaisir et de désir, tout en jouant à la limite du malaise en venant se glisser entre deux personnes assises ou en s’approchant d’une autre et la regardant fixement. Très vite un sourire et puis aussi vite un changement d’attitude, d’humeur : Beharie déploie une grande palette d’émotions et les brouille aussitôt. Nous sommes avec lui dans le même espace, au plus près de ce corps suant et twerkant, qui maîtrise comme rarement sa gestuelle. Le mouvement peut être ridicule, sensuel, lu comme une invitation, il trouve une pertinence par le fait d’être tenu un long moment ou au contraire lâché aussitôt. Une performance intense et parfaitement maîtrisée, qui sait aussi réagir à la moindre réaction du public.
Batty Bwoy
Chorégraphie et interprétation : Harald Beharie. Collaboration artisitique et sculpture : Karoline Bakken Lund et Veronica Bruce. Musique : Ring van Möbius. Conception sonore : Jassem Hindi. Regard extérieur : Inés Belli et Hooman Sharifi. Une production de Dansens Hus (Oslo) et RAS (Sandnes) présentée au Monument National, dans le cadre du FTA, du 28 au 31 mai 2025.