Critiques

Festival Carrefour : Des effets secondaires de la démesure des riches à la joie collective des citoyens lambdas

© Christophe Raynaud de Lage

Lacrima : La démence des rêves assassins

Lorsque les rêves des puissants s’appuient sur le savoir-faire légendaire des artisans de la beauté, ils sont souvent nimbés de sueur et de sang. Celui d’une « princesse d’Angleterre » (dans la tradition de l’Empire colonial) pour sa robe de mariage déclenche un incendie qui laissera derrière lui un champ de cendres. Ce projet d’une robe unique, luxueuse, extravagante et de bon goût, mettra à contribution la Dentelle au Point d’Alençon (Bretagne) et l’atelier de broderie Shanagar (Mumbai) sous la direction des concepteurs de la maison de haute couture Béliana (Paris). Lacrima nous conduit dans les coulisses de cet univers parallèle où les acteurs sont tenus au secret. Rien ne doit fuiter, il faut alimenter la rumeur. Ce vêtement d’apparat existe d’abord comme pur objet mythique dans l’imaginaire du peuple. Mais son prix humain est élevé.

La remarquable scénographie d’Alice Duchange s’ouvre sur un atelier conventionnel avec vêtements suspendus, tissus en vrac, grandes tables de découpe, machines à coudre, le tout en couleurs pâles, camaïeux de blancs, relevés de quelques taches de couleurs. Deux mannequins vêtus l’un d’une robe blanche avec une longue traîne et l’autre d’une robe rose plus modeste. Cet espace se démultiplie dans divers angles au moyen de caméras et de projections qui concentrent ici et maintenant un drame choral qui se joue de Paris à Mumbai en passant par Alençon et Londres. La mécanique scénique, rodée au quart de tour, exécute un ballet foisonnant où le temps et l’espace se juxtaposent sans jamais égarer le public.

Les travailleurs de l’ombre vivent en marge du monde. Anonymes et pourtant essentiels. Ils ont résisté à l’industrialisation. Et vivent en osmose avec leur broderie, leur perlage, leur dentelle. Chaque objet est un petit chef-d’œuvre qui alimente une émotion esthétique vers l’extase. L’autrice et metteuse en scène Caroline Guiela Nguyen démystifie le monde de la mode avec une colère contenue. Les actions, telle une broderie, s’entrecroisent en temps réel sur scène, sur les écrans, à la radio, au téléphone, pour nous convier au cœur des drames. 

Le brodeur indou courbé sur son métier comme en transe, les dentelières tenues au silence et au souffle suspendu, la tension de la chef d’atelier Marion au bord du suicide… Comment ces métiers exceptionnels sont source des conflits familiaux et sociaux assassins.

À travers ces tableaux où cohabitent la beauté et la férocité, Nguyen parle de la violence conjugale, de l’épuisement professionnel, de l’injustice postcoloniale. Où il est question de maladie mentale et d’exploitation ordinaire de la passion. Mais, comme le mentionne le designer branché sur le rêve de la royauté, The Dream Must Not Die.

Spectacle à grand déploiement, Lacrima nous fait découvrir une dramaturge exceptionnelle dans la lignée des Lepage, Ostermeier, Pommerat. Trois heures sans entracte qui coulent comme un long fleuve turbulent, à l’image d’un monde fragilisé dans ses contradictions, lorsque les rêves broient le réel.

Lacrima

Texte et mise en scène : Caroline Guiela Nguyen. Interprétation : Dan Artus, Dinah Bellity, Natasha Cashman, Charles Vinoth Irudhayaraj, Anaele Jan Kerguistel, Maud Le Grevellec, Liliane Lipau en alternance avec Michèle Goddet, Nanii, Rajarajeswari Parisot, Vasanth Selvam. En vidéo :  Nadia Bourgeois, Charles Schera, Fleur Sulmont. Et les voix de Louise Marcia Blévins, Béatrice Dedieu, David Geselson, Jessica Savage-Hanford, Kathy Packianathan, Maya S Krishnan.Traduction LSF, anglais, tamoul : Nadia Bourgeois, Carl Holland, Rajarajeswari Parisot. Collaboration artistique : Paola Secret. Scénographie : Alice Duchange. Costumes et pièces couture : Benjamin Moreau. Lumière : Mathilde Chamoux, Jérémie Papin. Son : Antoine Richard en collaboration avec Thibaut Farineau. Musiques originales : Jean-Baptiste Cognet, Teddy Gauliat-Pitois, Antoine Richard. Vidéo : Jérémie Scheidler. Motion Design : Marina Masquelier. Une production Théâtre national de Strasbourg présentée au Diamant du 30 mai au 1er juin dans le cadre du Festival Carrefour.

Merci d’être là : Le public matière

© Kurt Van der Elst

Les outils du panoptique planétaire sont depuis longtemps intégrés dans nos vies. Mais en contrepoint de l’usage de détection et de surveillance, les caméras peuvent aussi servir au seul plaisir de nous multiplier, nous rendant une image déformée de nous-mêmes, brutal miroir qui prend possession de nos gestes et de nos mimiques. Merci d’être là, fantasque création de la troupe de l’Ontroerend Goed utilise ce subterfuge pour combler un vide. Le vide de la salle. 

Devant le théâtre, dans la rue, dans le hall, dans la salle, de nombreuses caméras à l’affût nous confirment que nous ne sommes pas seuls. L’ostentatoire captation des spectateurs et des spectatrices dès leur arrivée provoque sur-le-champ une nouvelle posture de leur part. L’éveil de l’expectative. Lorsqu’on déploie l’écran devant des sièges vides, nous y voyons des gens qui entrent, identifient leur siège, prennent place, discutent avec leurs voisins, saluent une connaissance. On remarque déjà leur regard interrogateur lorsqu’ils constatent que ce sont eux se voyant sur l’écran. Mais avec des perspectives étranges. Il faut constamment « ajuster » l’image : inversion du paysage extérieur, décalage dans le balayage de la salle, etc. 

La mécanique omnivore consiste à avaler le public en gros et en détail, le digérer lentement, puis le régurgiter après l’avoir transformé en concepteur de sa propre existence. Le public devient la matière même de cette bête parasitaire. 

Avec une grande habileté, les quatre intervenant-es, assisté-es de leur technologie, reprennent les images, les citations, les interventions spontanées dans une sorte de mise en abime du public. Celui-ci est le moteur et le prétexte de la création. Tous les subterfuges sont permis, jusqu’à prendre notre place dans la salle, nous rendre complices de… de nous-mêmes, finalement. On pense à Outrage au public de Peter Handke que Christian Lapointe (2006) avait mis en abime de cette manière, reprenant les mots de l’Autrichien : « Il n’y aura pas de spectacle, nous ne sommes pas des acteurs, nous ne jouerons pas. »

Ainsi, les procédures de cette stratégie interactive et de permutation des voix, où le public est pris en otage, génèrent une joie certaine, parce que notre complicité devient spontanée. L’observateur observé se multiplie dans la proximité des autres, ceux-là mêmes qui reconstruisent soir après soir une mini-communauté aux comportements tellement caricaturaux. Toutes les (re)-présentations sont semblables, mais jamais identiques. Il suffit d’être là. Et ça vaut vraiment le coup, soulignons-le. 

Merci d’être là

Mise en scène : Alexander Devriendt. Créé avec Charlotte De Bruyne, Karolien De Bleser, Patricia Kargbo & Leonore Spee. Assistance à la mise en scène : Anne Meffert. Costumes : Fauve Ryckebusch. Technique : Nick De Keyser, Joaquin De Rycke, Diederik De Cock. Scénographie lumière : Scott Jun. Conseils audiovisuels : Maxime Lahousse & Vidiots. Montage sonore : Anne Meffert, Leonore Spee & David Sanders. Production manager : Lynn Van den Bergh. Avec Edith Saldanha, Karolien De Bleser, Patricia Kargbo, Aurélie Lannoy. Production : Ontroerend Goed. Coproduction : Per Podium. En collaboration avec NTGent. Avec le soutien de la communauté flamande et la Ville de Gand, Tax Shelter of the Belgian Federal government & uFund. Présentée à la Bordée du 31 mai au 2 juin 2025 dans le cadre du Festival Carrefour.