JEU des 5 questions

Cinq questions à Micha Raoutenfeld

© Valérie Remise

Actuellement en résidence au Centre du Théâtre d’Aujourd’hui (CTD’A), l’artiste Micha Raoutenfeld ouvrira la nouvelle saison avec Magna Mater. La pièce s’inscrit dans sa Trilogie des corps éthériques, commencée en 2024 avec Papeça. Entre danse, performance et théâtre, Micha Raoutenfeld explore les questions d’identité et de corps.

En quoi Magna Mater s’inscrit-elle dans La trilogie des corps éthériques, et dans la lignée de Papeça ?

La trilogie des corps éthériques est un cycle de performances qui s’attarde sur la domestication des corps, mais aussi sur leur libération possible. C’est une recherche où identité et spiritualité se rencontrent pour proposer d’autres manières de penser notre existence et ses supposées frontières. J’y convoque des notions comme l’interrelation des corps et des différentes formes de vie, l’inconscient collectif et ce qu’on appelle les différents plans d’existence. Au-delà du plan matériel, les différents plans d’existence sont des royaumes de mythes et de mystères. Ce ne sont pas simplement d’autres mondes, mais différentes qualités d’être, formées et régies par des principes spirituels et élémentaires abstraits du monde ordinaire.

Dans Papeça, le premier volet présenté en 2024 dans la salle Jean-Claude-Germain, je me suis inspirée des codes et de la forme du conte slave afin de proposer un récit initiatique trans. On y suit un être qui tente de comprendre, de déconstruire puis de dépasser la socialisation de son corps assigné femme à la naissance.

Avec Magna Mater, nous suivons le même corps, mais je retourne en arrière afin de m’attarder à ce qui aurait mené ce corps à naître. Je mets en scène un espace liminal, pré-vie, où un corps se prépare à s’incarner. S’inscrivant dans une dimension mythologique et universelle, Magna Mater s’attarde aux questions suivantes : Pourquoi ai-je un corps ? Pourquoi ai-je ce corps ?

À partir d’une perspective fondamentalement trans et queer, je plonge dans le mystère de l’existence pour philosopher sur le sens de la vie qui nous taraude toustes.

© Valérie Remise

L’enfance sur un voilier, la personne qui émerge d’un bassin… L’eau semble un élément très important dans votre création. Comment vous inspire-t-elle ?

En effet, je me sens intrinsèquement connecté·e à l’eau depuis mon enfance, passée en partie sur un bateau à voile. Bien sûr, cette expérience unique, vécue jeune, a marqué mon imaginaire, mon corps ainsi que ma perception du vivant et de ce qui m’entoure. L’eau est également une métaphore puissante de la vie convoquant des concepts fondamentaux tels que la mémoire, l’inconscient et l’origine de la vie. L’eau nous rappelle que ce que nous appelons « intérieur » et « extérieur » n’est pas réellement séparé. Sachant que 70 % de notre corps est constitué d’eau, cet élément met en relief le lien inextricable que nous entretenons avec notre environnement.

Penser que nous sommes isolé·es de ce qui nous entoure et des autres est, à mes yeux, une pure illusion. L’eau agit comme une preuve tangible de notre interconnexion et de notre interdépendance. Elle m’inspire parce qu’elle est à la fois source, mouvement, et miroir de ce qui nous traverse collectivement.

J’ai imaginé un rituel se déroulant sur un îlot central, entouré par un public disposé sur quatre côtés. Dans cet espace, le symbolisme et les sensations deviennent un langage universel basé sur les sensations et les sens. Pour construire ce langage, chaque conception (lumières, musique, scénographie, costumes et accessoires) est cruciale. Chaque élément est pensé non pas comme un simple support au texte ou à l’histoire, mais plutôt comme plusieurs forces sensorielles à faire dialoguer entre elles afin d’agir directement sur la perception des spectateur·trices. C’est par la convocation et la superposition de ces langages que je tente de créer un univers immersif, dépassant le rationnel afin d’amener le public à ressentir plutôt qu’à comprendre.

Comment la danse se met-elle au service du théâtre, et vice-versa ?

Pour moi, la danse et le théâtre se nourrissent mutuellement. La danse se met au service du théâtre en remettant le corps (parlant) au centre de la proposition. Elle me permet d’évoquer des mondes et des états avec mon outil premier en faisant confiance à la simple, mais déroutante présence d’un corps sur scène. La danse ouvre un espace qui dépasse le rationnel et l’intellectuel, elle nous ramène à nos sensations, à nos intuitions, elle nous rend poreux à l’intangible.

Le théâtre, de son côté, m’apporte la poésie des mots, qui est au cœur de mon écriture, et qui me permet de convoquer d’autres dimensions et d’élargir le champ symbolique. Certains codes du théâtre me permettent aussi de m’assurer de tendre la main au public afin de les amener avec moi dans ce récit mystérieux et mystique qu’est Magna Mater.

Au final, ce qui m’intéresse, ce n’est pas de cloisonner les disciplines mais de les transcender pour toucher au symbolisme, à l’inconscient, aux sensations. C’est là que réside, à mes yeux, la véritable puissance de l’art vivant.

C’est qui, la mère de Magna Mater ? Quelle est l’histoire de ce titre ?

Magna Mater fait référence à la déesse mère qui symbolise la nature, la protection et la puissance de vie. Autour d’elle s’organisaient des rites de dévotion conduits par des prêtres qui, dans un geste de foi radical, s’émasculaient pour se consacrer entièrement à la déesse. Les prêtres émasculés qui lui vouaient un culte appartenaient à une sorte de troisième genre et s’adonnaient à des danses et des chants extatiques.

Cette figure ainsi que les rites l’entourant articulent déjà, dans une perspective mythologique, des questions de corporéité, de sacrifice et de transformation. Les prêtres, quant à eux, incarnent des corps qui échappent aux normes reproductives et patriarcales, et qui trouvent dans le rituel une autre forme de puissance, de sacralité et d’appartenance.

En choisissant ce titre, je voulais convoquer cette mémoire historique pour l’inscrire dans une perspective queer et contemporaine : comment, à travers l’art et le rituel, des corps trans et non binaires peuvent-ils à leur tour inventer de nouveaux espaces symboliques de reconnaissance et de réconciliation ?

Comment vivez-vous cette résidence au CTD’A ?

Être accueilli·e en résidence au CTD’A est pour moi une grande chance. C’est un lieu qui a façonné la dramaturgie québécoise et qui continue de la faire grandir. Y être invité·e, c’est avoir le sentiment de prendre part à une histoire vivante, d’inscrire ma voix dans une lignée tout en cherchant à en déplacer les contours.

Je me sens réellement supporté·e dans le développement de mon travail, qui s’appuie sur une dramaturgie hybride intégrant texte, mouvement, musique et performance. Ma posture artistique s’ancre dans une réflexion sur les limites des formes narratives traditionnelles, en particulier lorsqu’il s’agit de créer des récits portés par des personnes issues de communautés marginalisées.

Le CTD’A m’encourage et me propulse à m’affirmer pleinement en tant qu’artiste, et je ressens que ma voix trouve, dans ce lieu, des interstices importants à défricher.

Magna Mater est présenté au Centre du Théâtre d’Aujourd’hui du 26 au 28 août 2025.