Critiques

Acte II + 11 3 8 7 [Rebody] : Chercher (et trouver) cauchemar et ravissement

© Giovanni Salice

La rentrée culturelle montréalaise s’ouvre sous le signe de l’intensité et de la recherche de l’intime, et même d’une humanité en effritement, avec Brièvement, solo bouleversant de Béatrice Larrivée, présenté au Studio-Théâtre des Grands Ballets dans le cadre du Festival Quartiers Danses.

En sous-vêtements noirs, vulnérables et sobres, Béatrice Larrivée se livre à une exploration viscérale, voire carrément musculaire, du corps féminin en plein expansion et épanouissement. Cette recherche est traduite en gestes saccadés et stridents, comme des éclats de poésie incarnée. La danseuse, originaire de Kuujjuaq et forte d’un parcours international impressionnant – de la compagnie RUBBERBAND au Batsheva Ensemble –, met ici en scène une maîtrise exceptionnelle du mouvement et de la voix, cette dernière devenant un prolongement organique de son langage corporel.

La performance, à la fois captivante et profondément émouvante, témoigne d’une artiste qui s’approprie ses moyens expressifs avec fougue et fraîcheur, dans une danse où chaque vibration du corps semble faire résonner une Béatrice Larrivée, dont les créations récentes ont été saluées sur des scènes prestigieuses, et transforme la scène en un laboratoire sensible, où le corps devient mémoire, questionnement et émotion pure. Ce moment suspendu, à ne pas manquer, prédit non seulement l’avenir d’une artiste à surveiller, mais annonce aussi une saison automnale riche en découvertes et en audaces, où l’art chorégraphique reprend toute sa place.

Autre moment fort de la soirée : Oh mother, oh brother de Cai Glover, un duo où le langage des sourds rencontre la danse contemporaine. Né sourd, Glover développe une gestuelle viscérale et poétique, nourrie par une écoute sensorielle du monde. Entre intensité et fragilité, sa chorégraphie devient un manifeste du corps, explorant le lien avec soi, avec l’autre, avec le silence et la rencontre avec le monde qui entend (ou pas !).

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© Giovanni Salice

À l’Espace Orange de Tangente, la proposition se fait plus sombre, presque cauchemardesque. La pièce se conclut par un énoncé percutant sur l’Ukraine et la Palestine, nous rappelant que la réalité est bien plus terrifiante que ce qui se joue sur scène. Mais l’expérience scénique, elle, plonge le spectateur dans une atmosphère oppressante, à la frontière du rêve et du cauchemar. Des évocations d’un monde dépourvu de chaleur humaine, où l’intime est régi par l’intelligence artificielle. Où les âmes ont depuis belle lurette quitté les corps laissés à eux-mêmes, dans un esseulement régi par les dernières pulsions primaires et diverti continuellement par des écrans frigides.

Les interprètes évoluent dans une réalité liminale : yeux blanchis, corps post-ravers, gestes minimaux. Au sol, des téléviseurs diffusent des images tandis qu’un tapis roulant devient tour à tour machine d’exercice mécanique ou table pour une ligne de cocaïne. On obseve une fille coiffée de lulus et affublée d’un nez de cochon, une autre dissimulée derrière un masque de lutteur, un homme à l’allure androgyne. La musique techno martèle, créant une hypnose scénique qui refuse toute émotion autre que l’anxiété et l’oppression. L’avertissement de contenu est nécessaire : le spectacle est difficile à encaisser.

11 3 8 7 [Rebody] se présente comme une émission de télévision générée par une intelligence artificielle, un rêve inquiétant né d’une nuit passée à faire défiler son téléphone… ou peut-être quelque chose de plus insaisissable encore. Inspirée par les fantasmes fabriqués en ligne et leur rapport contradictoire à une réalité de plus en plus hostile, la performance trouble, fascine, et laisse un goût amer d’étrangeté persistante.

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Chorégraphie : Trevoga. Avec : Neda Georgieva Ruzheva, Yooha Cheon et Szymon Tur. Stylisme : La Fam. Conception sonore : Damys. Conception d’éclairage : Erik Van de Wijdeve. Une coproduction de ICK Amsterdam x One Dance Week Bulgaria. Présenté à l’Édifice WILDER du 11 au 14 septembre 2025.