Critiques

Tout se pète la gueule, chérie : Pour un cowboy, c’est pas normal

© Théâtre de Quat’Sous

Frédérick Gravel, chorégraphe, danseur, musicien et directeur artistique de (Daniel Léveillé Danse) DLD, s’est imposé depuis une quinzaine d’années comme une figure incontournable de la scène québécoise et internationale. Avec des pièces comme This Duet That We’ve Already Done, Some Hope for the Bastards et Fear and Greed, il a développé un langage où la danse flirte avec le concert rock et la performance parlée. Créé en 2010 au Festival TransAmériques (FTA), Tout se pète la gueule, chérie brouillait déjà les frontières entre théâtre, danse et musique. Quinze ans plus tard, cette pièce emblématique ouvre la saison 25-26 du Théâtre de Quat’Sous et prouve qu’elle n’a rien perdu de sa charge subversive.

Écrire sur ce spectacle relève presque du vertige. Comment produire un texte critique sur une œuvre qui s’auto-commente, qui s’amuse à démonter le mécanisme même de sa réception ? Dès les premières secondes, Gravel adopte une posture méta-théâtrale. Il prend le micro, s’adresse directement au public, multiplie les fausses entrées : trois introductions distinctes, drôles et acérées, où il parle financement, rôle social de l’artiste et attentes du public. Cette façon de jouer l’animateur de foule tout en dynamitant sa propre légende prépare le terrain pour une série d’« études anthropologiques » sur le mâle nord-américain cis. Ici, pas de réalisme psychologique : plutôt une parodie grinçante où le grotesque et le sublime cohabitent.

Études anthropologiques

Tout se pète la gueule, chérie est une œuvre hybride, performative, résolument composite, où la musique fait place à la chanson trad et québécoise, au country, aux solos de trompette, au sonorités plus rock. Sur scène, quatre hommes : Frédérick Gravel, Dany Desjardins, David Emmanuel Jauniaux et le musicien Stéfan Boucher, dont la présence en direct apporte une profondeur organique. À la création, en 2010, Dave St-Pierre et Nicolas Cantin accompagnaient Gravel et Boucher : l’esprit irrévérencieux de St-Pierre plane toujours sur le spectacle.

Ces hommes ressemblent à des cowboys un peu minables, des bêtes de foire que l’on expose sous des projecteurs crus. L’éclairage d’Alexandre Pilon-Guay, en stries nettes et claires, évoque parfois les courses de chevaux : un manège où l’on scrute la puissance et la chute. Leurs mains sont des sabots qui frappent le sol, tantôt avec maladresse, tantôt avec fureur. Ce sont des bêtes que l’on apprend à aimer et à détester en même temps : risibles et attachantes, fortes et vulnérables. Des bêtes qui cherchent à jouir, à se lier, à s’exhiber, à être aimées. Cette quête se termine presque toujours par une longue chute, un affalement douloureux qui rappelle la précarité de leurs postures viriles.

Un solo de pole dance de Dany Desjardins, perruque blonde sur la tête (on pense bien sûr à Dave St-Pierre), est un sommet de tendresse ironique : un « segment pop » qui flirte avec le kitsch tout en exposant la fragilité derrière le cliché viril. Plus loin, une bouteille de bière se fait symbole phallique où l’éjaculation tourne à vide, dévoilant tout le pathétique de l’espèce humaine. Gravel lui-même, athlétique et maladroit, rappelle combien sa danse, tour à tour fureur et fragilité, conjugue puissance physique et délicatesse. On ne se lasse jamais de regarder son corps se mouvoir. L’interprète est gracieux, virtuose, comme dans un ballet.

Cette performance réussit parce qu’elle demeure explicite et ambiguë à la fois : assez graphique pour éviter l’opacité, politique sans être trop prescriptive. La musique live de Stéfan Boucher, entre riffs abrasifs et mélodies suspendues, enveloppe l’ensemble d’une ironie douce-amère : elle souligne un gag ou nous invite à regarder au « premier » degré ces hommes bicéphales qui se succèdent en parade devant nous.

Tout se pète la gueule, chérie n’est pas une relique nostalgique : c’est une relecture consciente du temps écoulé et des débats actuels sur les masculinités. Dans une ère où les discours féministes et les critiques du patriarcat dominent à juste titre, Gravel propose une exploration qui ne cherche ni à excuser ni à condamner, mais à montrer l’homme qui chancelle, ivre et vulnérable. Le Quat’Sous prouve encore qu’il reste une scène incontournable des arts vivants contemporain québécois. Et Gravel, fidèle à son goût du risque, nous rappelle qu’il vaut mieux se péter la gueule que de dormir en marchant.

Tout se pète la gueule, chérie

Une création de Frédérick Gravel; Musique originale : Stéfan Boucher; Interprétation : Stéfan Boucher, Dany Desjardins, Frédérick Gravel, David Emmanuel Jauniaux; Interprètes à la création : Stéfan Boucher, Nicolas Cantin, Frédérick Gravel, Dave St-Pierre; Conception des éclairages : Alexandre Pilon-Guay; Dramaturgie : Katya Montaignac; Direction des répétitions : Anne Lebeau, Jamie Wright; Sonorisation : Joël Lavoie; Direction de production : Mégane Trudeau; Direction technique : Lisandre Coulombe; Conseiller·es artistiques : Hugo Gravel, Anne Lebeau, Ivana Milicevic, Claude Poissant. Présentée au Théâtre de QuatSous du 10 au 13 septembre 2025.