Critiques

Autobiographie du rouge : Incandescence sibylline

© Maxim Pare Fortin

Conquis·es par le précédent opus orchestré par Gabriel Charlebois-Plante, Cette colline n’est jamais vraiment silencieuse – créé en 2024 à La Chapelle Scènes contemporaines, puis repris au théâtre Prospero et sacré meilleur spectacle de la saison par l’Association québécoise des critiques de théâtre –, bien des amateurs et amatrices de théâtre attendaient avec impatience le spectacle d’ouverture de la programmation 2025-2026 de l’Espace Go. Or, disons-le d’emblée, Autobiographie du rouge ne rencontrera pas un assentiment universel.

Bien que la pièce propose une expérience esthétique stimulante, son niveau élevé d’abstraction poétique la rend difficile à appréhender et, de là, à apprécier. Il faut le dire, adapter le roman en vers libres de l’écrivaine canadienne Anne Carson, lui-même inspiré d’un mythe grec, était un pari hardi. On y retrouve la figure centrale de Géryon, créature monstrueuse écarlate ailée, dont Héraclès devait dérober l’incarnat troupeau bovin, cette épreuve constituant l’un des douze travaux qui lui avaient été assignés. L’autrice a plutôt créé une histoire d’amour (malheureuse) entre le monstre et le demi-dieu, répartie en deux temps, soit lorsque les protagonistes sont adolescents puis lorsqu’ils sont adultes.

Deux interprètes se scindent ainsi la partition de Géryon : Amélie Dallaire et Céline Bonnier, dont l’approche partage une certaine naïveté tragique, mais dont la façon de livrer les répliques diffère, la première laissant traîner dans l’air les dernières syllabes des siennes et la seconde privilégiant une énonciation beaucoup plus sobre. Quoi qu’il en soit, et même si Juliette Gariépy compose un Héraclès opportunément solaire, en ce qui a trait aux performances d’interprétation, on ne saurait nier qu’Étienne Lou remporte la palme. Dès que les premiers des superbes rayons lumineux conçus par Julie Basse effleurent l’aire de jeu, le comédien se donnera tout entier – et avec une drôlerie providentielle – aux rôles qu’il cumule, qu’il s’agisse de la mère de Géryon, de la grand-mère du demi-dieu ou encore du narrateur.

Lou n’est pas le seul à porter la narration puisque les deux interprètes de Géryon commentent aussi ce qui se déroule dans sa tête ou sur scène, en recourant bien souvent à la troisième personne du singulier pour désigner leur propre personnage. Il est assez rare qu’une adaptation théâtrale d’un matériau littéraire conserve une telle structure narrative. L’effet généré en est un de distanciation, le public restant en retrait de l’action qu’on lui décrit plutôt que de pouvoir la vivre à travers les personnages.

© Maxim Pare Fortin

Symboles et fantaisie

Contribue en outre au relatif hermétisme de la proposition – bien que l’on arrive tout de même à ressentir la sensation viscérale d’inadéquation qui hante l’anti-héros – la récurrence de leitmotivs dont le sens apparaît plus ou moins limpide, selon les cas. Qu’est censée évoquer la présence constante de nourriture sur scène, par exemple ? En revanche, on devine que les références itératives à la photographie, passion de Géryon, renvoient à son désir d’encapsuler une beauté qu’il n’estime pas posséder lui-même.

Au cœur de la scénographie bifrontale conçue par Odile Gamache trône une longue table juchée sur une plateforme surélevée, à laquelle on accède par de hautes marches et qui est flanquée de murs de briques dont les portes (rappelant celles de fours à bois) sont si exiguës qu’elles obligent comédiens et comédiennes à s’y glisser à quatre pattes. Si ce décor évoquant un restaurant familial aux formes fantasmées, de même que les habiles faisceaux de lumières, les éclairages cramoisis saturés, ainsi que la musique de Navet Confit ponctuant la production, attisent une certaine fascination, une préparation conséquente (lecture du roman, des textes explicatifs disponibles sur le site de l’Espace Go…) est recommandée à qui s’aventurera dans les méandres complexes d’Autobiographie du rouge afin de ne pas s’y sentir cruellement dénué·e de repères.

Cette colline n’est jamais vraiment silencieuse – dont sont repris, de façon moins probante, les tremblements intenses agitant les corps des acteurs et actrices… s’agirait-il d’une méthode, d’une signature adoptée par le metteur en scène ? – naviguait avec une adresse implacable dans le registre de l’évocation, sans tenir l’auditoire par la main, mais en semant suffisamment de balises pour qu’il puisse ressentir fortement les émotions suscitées par le spectacle et les traduire en réflexions. La plus récente production de Création dans la chambre, quant à elle, résulte sans aucun doute d’un processus créatif foisonnant et sagace, mais son résultat s’avère difficilement accessible.

© Maxim Pare Fortin

Autobiographie du rouge

Texte : Anne Carson. Traduction : Vanasay Khamphommala. Mise en scène : Gabriel Charlebois-Plante. Dramaturgie : Émilie Martel. Conseil artistique : Félix-Antoine Boutin. Assistance à la mise en scène : Claudie Gagnon. Scénographie : Odile Gamache. Éclairages : Julie Basse. Costumes : Anne-Sophie Gaudet. Musique : Navet Confit. Coaching vocal : Luc Chandonnet. Avec Céline Bonnier, Amélie Dallaire, Juliette Gariépy, Étienne Lou et Elisabeth Smith. Une production de Création dans la chambre, en collaboration avec l’Espace Go, présentée à l’Espace Go du 30 septembre au 19 octobre 2025.