Critiques

Ihsane : Ode flamboyante au Maroc

© Filip Van Roe

Sidi Larbi Cherkaoui est né en Belgique, à la croisée entre deux cultures : celle de sa mère, flamande catholique, et celle de son père, marocain musulman. Des racines qu’il s’est mis à explorer dans ses plus récentes créations. Suite à Vlaemsch, un spectacle sorti en 2022 dans lequel il rend hommage à ses racines belges, il nous emmène cette fois au Maroc sur les traces de son père, dans cet Ihsane haut en couleurs qui prend la forme d’une quête identitaire. Après avoir récolté des ovations debout à la Place des Arts de Montréal, le spectacle prend cette semaine la route du Centre National des Arts d’Ottawa.

Ihsane est un vrai voyage sensoriel, qui commence avec un décor travaillé, figurant une école coranique – décor qui se déploiera ensuite en de multiples écrans mobiles. Les textures sont très présentes dans la scénographie, entre celles des tapis, au sol mais aussi projetés sur les écrans, du sable qui s’écoule de mains en mains ou du thé joyeusement versé. Les accessoires et objets ne sont pas en reste, nous emmenant dans un Maghreb fantasmé et parfois cliché, des babouches aux plateaux à thé, symboles qui se retrouvent à virevolter dans les chorégraphies. 

Les costumes sont somptueux : djellabas immaculées, justaucorps transparents figurant des tatouages au henné, costumes berbères, chapeaux traditionnels… Tout est incorporé avec brio dans les fresques, prolongeant les mouvements des danseurs. On salue aussi le très beau travail des lumières, tout en couleurs enveloppantes, qui figurent le sable et la chaleur. Bref, Cherkaoui sait bien s’entourer.

© Gregory Batardon

Modernité et violences

Et puis il y a la musique, composée par le Tunisien Jasser Haj Youssef et interprétée sur scène par un quatuor (viole d’amour, oud, piano Rhodes et percussions) accompagné de deux chanteurs, venus de tout le Moyen-Orient. Entre les musiques, instrumentales ou chantées, des textes sont parfois récités, en français et en anglais. On y entend des pensées, des citations d’auteurs ou de philosophes. Ici, la culture maghrébine se célèbre sous toutes ses facettes ; le spectacle s’ouvre d’ailleurs sur une ode à la langue arabe, sur fond de calligraphie. Les traditions sont présentes dans les danses, de l’Aïd au rituel du thé à la menthe. 

C’est au milieu de ces symboles qu’évolue la vingtaine de danseurs de Sidi Larbi Cherkaoui. Le directeur artistique du Ballet du Grand Théâtre de Genève présente quelques solos et duos, mais surtout de superbes fresques de groupe, sur une scène chargée qui en met plein les yeux. La chorégraphie amène beaucoup de modernité dans cet écrin de traditions, avec du breakdance ou du tutting entre des mouvements plus poétiques, le tout porté par des interprètes en pleine maîtrise de leur talent. Les clins d’œil aux danses traditionnelles viennent s’arrimer dans une chorégraphie plus organique et instinctive. L’ensemble, qui frise les deux heures, crée une œuvre imposante.

Mais qu’on ne se laisse pas trop bercer par ce Maroc de carte postale. Si Ihsane signifie « bienveillance » et « bonté » en arabe, c’est aussi un hommage à Ihsane Jarfi, un jeune homme maroco-belge, comme Cherkaoui, qui en 2012 a été battu à mort à la sortie d’un bar gai de Liège. Le sang coule sur les écrans de la scène, pour l’Aïd mais aussi pour les violences contre les homosexuels et pour la Palestine. Le Maroc d’Ihsane, c’est donc un peu de tout ça. Mais c’est brut, c’est beau, et les artistes, à bout de souffle, continuent inlassablement de danser en transcendant traditions et modernité, magnificence et violence, orient et occident. Et il ne faudrait surtout pas s’arrêter.

© Filip Van Roe

Ihsane

Ballet du Grand Théâtre de Genève + Eastman. Chorégraphie : Sidi Larbi Cherkaoui. Scénographie : Amine Amharech. Costumes : Amine Bendriouich. Éclairages : Fabiana Piccioli. Musique : Jasser Haj Youssef. Vidéo : Maxime Guislain. Dramaturge : El Arbi El-Harti. Design sonore : Alexandre Dai Castaing. Direction des répétitions : Manuel Renard. Assistants chorégraphiques : Pascal Marty, Patrick Williams Seebacher. Musiciens : Jasser Haj Youssef (viole d’amour), Gaël Cadoux et Guillaume Poncelet (piano Rhodes), Nizar Rohana (oud), Gabriele Miracle Bragantini (percussion). Chanteur·euses : Mohammed El Arabi Serghini, Fadia Tomb El-Hage. Danseur·euse·s du Ballet du Grand Théâtre de Genève & Eastman. Textes : Timothy Winter, John Owuchekwa, RTL TV Les Orages de la Vie, Jason Silva. Présenté du 1er au 4 octobre 2025 à la Place des Arts à Montréal, et les 9 et 10 octobre 2025 au Centre National des Arts à Ottawa.