Critiques

Demain, je serai personne : quête identitaire et joute oratoire

© David Mendoza Hélaine

Le Théâtre Sortie de Secours, qui a cofondé Premier Acte en 1994, ouvre la nouvelle saison de cette institution de Québec en accompagnant Sarya Bazin et la compagnie Excentrée pour leur première création. Ce projet émerge de l’incubateur dramaturgique lancé il y a trois ans par Sortie de Secours afin de contribuer à l’éclosion de la relève théâtrale.

Force est de constater que non seulement l’accompagnement et la mise en scène assurés par Philippe Soldevila tiennent la route, mais offrent en plus de très beaux moments de théâtre et un écrin solide à la plume et au jeu de Sarya Bazin. Mise en scène, direction d’acteur, lumière, son : tout entoure et supporte au mieux l’interprète solo, qui se lance avec fougue dans une quête identitaire aux allures de spirale infernale. Qui suis-je ? Suis-je une mauvaise personne ? Qu’est-ce qui dans mon histoire me conduit à être celle que je suis aujourd’hui ? Comment repartir à zéro ? Quelle est la raison de mon geste ? Autant de questions que la protagoniste, qui se nomme Arya, martèle, tout en tentant de remonter le fil chronologique de sa vie, mais aussi de ce qui pourrait l’avoir menée à poser un geste grave, qui lui vaut d’être interrogée par la police.

© David Mendoza Hélaine

Perdue dans l’œil du cyclone

Le dispositif est sobre : quatre tabourets noirs sont dispersés sur le plateau bordé d’un grand rideau de fils ou de perles gris-anthracite, cloison légèrement incurvée dont les teintes évoquent autant des cendres que la poussière du temps ou celle du cosmos (comprendrons-nous par la suite, alors qu’Arya évoque des propos de sa mère et se moque de ses invitations à la méditation, une autre manière de faire le vide). Au sol, des pages de livres ou de carnets arrachées et comme brûlées, grises, occupent la périphérie de l’espace, dont le centre est occupé par une table noire, d’où émergera de la lumière. Des traces sur le sol indiquent comme une déambulation circulaire incessante qui a déjà eu lieu, et qui se poursuit tandis que la comédienne déroule son récit.

Deux fils principaux se croisent et se télescopent : l’introspection et le récit de vie dans un appartement vide — l’interprète circulant sur tout le plateau — et des scènes d’interrogatoire pendant lesquelles la protagoniste s’assoit sur l’un des tabourets. Alors qu’Arya nous raconte ce qui lui a valu de se défaire progressivement de tous ses meubles, objets et livres, l’appartement devient un espace mental en proie à toutes sortes de questionnements et de souvenirs. En arrière, la délimitation offerte par le rideau de fils laisse entrevoir d’autres espaces (le plateau, des chaises comme une salle d’attente, des éclairages), comme pour souligner son enfermement progressif. Bien souvent, les projecteurs ponctuent en plein feu une étape du récit ou une expression répétée, dans des accents rappelant un dessin animé.

Au fur et à mesure de la représentation, menée à un rythme qui se relâche rarement — notamment via une logorrhée verbale très assumée —, la comédienne assure son jeu et trouve des ruptures de ton et de jeu, des gestuelles physiques qui évoluent, allant de l’explosion au relâchement total, comme si la fatigue était trop forte, la quête ontologique trop épuisante. On sent l’interprète-autrice de ce projet vraiment soutenue par tous les éléments de la représentation, qui aident à établir des codes très lisibles. Ces codes permettent de ne pas lâcher le fil dans la complexité narrative, Arya multipliant les emboîtements de récits, avec des incises dans les incises, sans nous perdre. L’humour et l’adresse directe au public offrent également un bon moyen de maintenir l’attention.

C’est qu’Arya n’en peut plus de la bien-pensance, de notre société écervelée ( « gazlighting ») aux jugements hâtifs — et particulièrement quand on est une personne racisée, comme si il n’y avait que les gens racisés qui avaient des histoires complexes ou qui étaient conditionnés par leur background, s’énerve-t-elle. Elle brasse les notions d’identités, d’altérité et de préjugés, tout en courant ou parfois campée sur un tabouret, l’humour rencontrant alors la critique sociale. Arya déroule également souvenirs de vie, extraits de son travail universitaire (des pages succulentes sur diverses définitions de ce qu’est être arabe, depuis le dictionnaire jusqu’à Mathieu Bock-Côté !) et le récit d’une dégringolade annoncée (elle a cru faire un geste salvateur, révolutionnaire, et s’est en fait perdue), alors que crie toujours plus le besoin d’appartenance, d’assise.

Face à l’enquêteur, le ton se fait tour à tour péremptoire, incisif, mordant, brillant, mais aussi plus doux, voire interrogateur. Et le tour de piste continue sans relâche, « qui es-tu ? ». Cette introspection identitaire mêle avec brio rage et humour, égratignures politiques et ironie mordante sur les raccourcis sociétaux dans la quête du bonheur et sur la vie en général. L’équilibre est fort, l’énergie contagieuse.

© David Mendoza Hélaine

Demain, je serai personne

Texte : Sarya Bazin. Mise en scène : Philippe Soldevila. Assistance à la mise en scène et régie : Frédérique Fecteau-Simard. Scénographie et costumes : Jeanne Murdock. Éclairage : Émile Beauchemin. Musique : Jules Bastin-Fontaine. Direction de production : Diane Bastin. Avec Sarya Bazin. Une production de Premier Acte et du Théâtre Sortie de Secours, présentée à Premier Acte jusqu’au 18 octobre 2025.