Critiques

Sens : Voyage chorégraphique partagé en proximité

© Emmanuelle Letendre Lévesque

La nouvelle création du chorégraphe Harold Rhéaume est une ode aux sens, à la création, à la transmission, à l’énergie qui circule entre les artistes, mais aussi entre le public et les artistes. Un moment puissant et doux qui enveloppe l’assistance et l’embarque avec assurance. C’est dans l’épure d’un espace dépouillé et dans la collaboration que se met en place cet univers, accompagné au mieux par des lumières, des sons, des costumes qui déploient des palettes larges de propositions, en partant toujours du plus discret pour monter en intensité.

Le projet souhaite interroger « la place de la danse contemporaine dans notre société et du public dans l’art vivant », nous précise la note d’intention, avec cette idée de se tenir au plus près pour une « traversée partagée du geste chorégraphique, les yeux dans les yeux ». La proposition est tenue, magnifiquement, et nous place dans une proximité rare avec les corps comme avec le propos en développement, que l’on voit littéralement prendre forme sous nos yeux.

Un dispositif quadrifrontal entoure le plateau nu : très vaste tapis de danse rectangulaire et blanc, entouré au plus près par plusieurs rangées de chaises noires en gradins. Parmi ces rangées de chaises, quatre sont blanches et retournées. Une chaise blanche identique, sur le plateau, accueille une interprète (Gabrielle Desgagné) dans des équilibres étranges déployés lentement alors que les quatre autres interprètes accueillent le public, saluent les connaissances, avant de venir prendre une des chaises réservées, s’y asseoir et s’adresser à une partie du public pour partager un geste, une expérience de souffle et de chant ou une expérience de toucher, puis aller vers une autre partie des gradins pour faire sa proposition à d’autres membres de l’assistance, qui répond par voix et gestes, comme si de chaque côté du plateau, on commençait à créer du matériau ; matériau que l’on reconnaitra plus tard.

© Emmanuelle Letendre Lévesque

Partage d’un cheminement créatif 

Sens est un spectacle construit sur un montée lente, qui semble retarder le moment de la danse, pour mieux établir du partage, des connections, des reconnaissances. De premières rencontres interviennent qui développent la gestuelle de Desgagné dans d’étranges déplacements glissés au sol, avec une partie du corps comme alourdie. Par la suite, on verra des portés-emmêlements devenir marche, élan, course, pour se déployer en longue chaine humaine, diagonale tournoyante, ce qui nous fera prendre conscience de l’air déplacé, du vent des courses qui se font sur ce grand plateau et qui souvent durent longtemps, comme pour mieux avoir le temps de scruter les moindres évolutions, l’expression des visages (anxieux, apaisés, extatiques). Dans ces courses, nos mains sont souvent attrapées, nos souffles chantés invités.

Très vite, sont apportées d’immenses bandes de papier froissé qui vont être utilisées de mille manières, devenant cloisons, rochers, voiles, bandes-camisoles qui retiennent une interprète (Geneviève Duong) debout sur une chaise et dessinant une robe d’où émerge le haut de son buste. Moment suspendu, dos cambré en arrière, sourire extatique, Duong a un moment de solo magnifique, tout comme chacun.e des autres interprètes, toutes et tous puissant·es, à l’expression très plastique, particulièrement Etienne Lambert et Nelly Paquentin.

Les papiers manipulés, parfois tenus par une extrémité en courant, ajoutent au mouvement d’air que l’on ressent, tandis que la matière sonore nous enveloppe — faite d’abord d’impression de bruits de pluie sur un toit, d’oiseaux, de vagues, pour ensuite laisser place ou se mêler à des montées musicales qui emportent, tandis que des sons en fréquence basse explosent — dans une spatialisation très efficace. La lumière est aussi l’un des grands partenaires de ce spectacle, qu’elle baigne d’ambiances douces (comme les costumes), avant de passer du plus sombre au plus éblouissant et de dessiner des bascules et zones précises sur le plateau, qui magnifie un moment de solo de Rhéaume.

Si on sent souvent une exultation de vie dans le propos comme dans les gestes, on perçoit aussi aussi un univers fait de réminiscences, de fulgurances, de visions passées (d’où ces costumes légèrement surannés et confortables) ou rêvées. Il y a aussi une posture de transmission, de réflexion du temps qui passe avec cette présence du chorégraphe, qui a souvent un pas de retrait pour mieux regarder ses interprètes, parfois bien plus jeunes, développer un moment, avant de replonger dans la course, sur ce plateau blanc presque clinique et qui pourtant devient lieu de plénitude et d’énergie communicative. Il y a une puissance attractive mais aussi cathartique dans cette convocation des sens se déployant dans une invitation et une adresse joyeuses.

© Emmanuelle Letendre Lévesque

Sens

Chorégraphie : Harold Rhéaume « avec la complicité des interprètes ». Assistance à la chorégraphie : Jean-François Duke. Assistance à l’interprétation : Eve Rousseau-Cyr. Conception sonore : Josué Beaucage. Éclairage : Philippe Lessard-Drolet. Costume : Laurie Carrier. Chargé de production : Marion Mercier. Avec Gabrielle Desgagnés, Geneviève Duong, Etienne Lambert, Nelly Paquentin, Harold Rhéaume. Une production du Fils d’Adrien danse et de La Rotonde, présentée à la Salle Multi de Méduse,  du 15 au 17 octobre 2025.