Critiques

Corps fantômes : Se souvenir pour mieux résister

© Danny Taillon

Alors que des relents d’homophobie et de transphobie émaillent les discours populistes qui se décomplexent chez nos voisin.es mais aussi chez nous, Corps fantômes est un rappel essentiel des combats qui furent menés, il n’y a pas si longtemps, pour que toute personne, quelle que soit son orientation sexuelle ou son identité de genre, ait le droit de vivre sa vie dignement, sans la peur constante de se faire insulter, agresser ou même tuer, simplement pour ce qu’elle est.

On aurait pu s’attendre à ce qu’un texte aussi long écrit à de multiples mains (sept auteurs et une autrice) soit un tantinet chaotique, mais l’histoire et le propos se déroulent toujours clairement, probablement grâce au travail de script édition de Dany Boudreault. Il y a bien quelques longueurs (notamment dans les monologues) et quelques maladresses (la tentative de vulgarisation du sida, la figure du doorman fantôme, intéressante mais un peu bancale, une intégration des luttes féministes qui semble avoir été faite in extremis…). Toutefois, une pointe d’humour, un moment d’émotion bien senti ou une information historique pertinente nous rattrape toujours au vol, si bien que les trois heures de spectacle passent comme une brise. On ressort de la salle à la fois bouleversé·e et rempli·e de gratitude à l’égard de ces générations précédentes qui ont combattu les inégalités et les injustices afin que les suivantes puissent se tenir debout.

Théâtre documenté

Il est évident que le travail de recherche a été rigoureusement mené. La pièce revisite ainsi les années 1990 à Montréal, marquées par les meurtres homophobes, les violences policières à l’égard de la communauté gaie et, bien sûr, l’épidémie de sida. Une période que l’on imagine terrifiante, traumatisante, et qui a sans doute laissé des traces chez cell.eux qui ont été rejeté.es par leur famille ou qui ont vu leurs ami·es mourir à petit feu ou se faire harceler, battre, tuer, le tout dans l’indifférence générale, voire le mépris (ou pire encore). On ressent d’autant plus d’admiration pour la force et la résilience de ces personnes qui ont trouvé un refuge dans une communauté devenue une famille choisie, où l’entraide, la bienveillance et l’amour aidaient (et aident toujours) à survivre. Ces personnes qui ont fini par obtenir que la Commission des droits de la personne tienne des audiences publiques sur la discrimination basée sur l’orientation sexuelle.

© Danny Taillon

Le fil conducteur de cette chronique qui mêle habilement l’intime et le collectif, la vie quotidienne et la politique, c’est l’amour improbable entre un diplômé de l’École nationale de théâtre (Francis, joué par Gabriel Cloutier Tremblay) et un policier marié et père de famille (Sylvain, joué par Francis Ducharme) qui participe aux descentes dans les bars gais au nom de la moralité et dont la fille retrace l’histoire après sa mort. Autour d’eux gravitent de multiples personnages, dont plusieurs figures de proue réelles de la communauté LGBTQ+, comme le docteur Réjean Thomas (François Edouard Bernier), la journaliste Claudine Metcalfe ou le militant Michael Hendricks (Quincy Armorer). Ils et elles font émerger sous nos yeux une communauté tissée serrée, quoique parfois parcourue de dissensions propres à tous les regroupements.

Les prestations des quinze interprètes, un joyeux mélange de comédien.nes aguerri.es et émergent.es, sont pleinement investies, bien que certaines soient un peu moins adroites que d’autres. Il faut souligner le travail d’une grande justesse de Gabriel Cloutier Tremblay dans la peau d’un jeune homme tantôt séducteur et fringant, tantôt vulnérable et épuisé, mais dont la force vitale est à toute épreuve.

La scénographie ingénieuse conçue par Max-Otto Fauteux, de même que les éclairages de Julie Basse, construisent un espace multiniveaux à saveur industrielle qui permet aussi bien les scènes de groupe en club ou dans la rue que les scènes intimes dans un salon, un cabinet médical ou une ruelle sombre. La mise en scène de Maxime Carbonneau exploite bien l’espace et offre quelques moments marquants, notamment cette chorégraphie dans laquelle les militant·es marchent comme un bataillon, en guerre contre l’oppression. Certains tableaux sont crus (sans toutefois être obscènes) et le désir est omniprésent, ce qui est bien entendu nécessaire puisque c’est lui qui est à l’origine de la haine des bien-pensant.es. Comme les costumes, la trame sonore évoque les années 1990 et mêle les tubes de l’époque aux murmures de la foule et des médias.

Outre ses qualités dramatiques, cette pièce est un geste politique qui nous rappelle que les droits des minorités ne sont jamais totalement acquis et que chaque citoyen.ne doit faire sa part pour éviter que les erreurs du passé ne se répètent et que la haine ne prenne le pas sur notre humanité partagée.

© Danny Taillon

Corps fantômes

Texte : François Édouard Bernier, Dany Boudreault, Maxime Carbonneau, Sébastien David, Christian Fortin, Célia Gouin-Arsenault, Joephillip Lafortune et Matéo Pineault . Script édition : Dany Boudreault. Mise en scène : Maxime Carbonneau. Assistance à la mise en scène : Stéphanie Capistran-Lalonde. Interprétation : Quincy Armorer, Paolo Askia, François Édouard Bernier, Dany Boudreault, Sophie Cadieux, Philippe Cousineau, Gabriel Cloutier-Tremblay, Sébastien David, Élie Dorval, Francis Ducharme, Christian Fortin, Célia Gouin-Arsenault, Joephillip Lafortune, Charlie Monty et Renaud Soublière. Scénographie : Max-Otto Fauteux. Éclairages : Julie Basse. Costumes : Marie-Chantale Vaillancourt. Musique : Antoine Bédard. Intégration sonore : Frédéric Auger. Une coproduction Duceppe et La Messe Basse, au Théâtre Duceppe, jusqu’au 22 novembre 2025.