Critiques

L’Usure de nos aurores : L’important c’est d’aimer ?

© Suzane O'Neill

L’évocation de ce film avec Romy Schneider, diffusé il y a 50 ans, a toute sa raison d’être ici devant le texte brillant de Debbie Lynch-White, qu’elle met aussi en scène. Sous un beau titre poétique, L’Usure de nos aurores, sa pièce nous offre une image moderne et hyperréaliste du couple, comme dans le film d’Andrzej Zulawski à l’époque. Douceur et souffrance, calme et violence, amour et désamour imprègnent la relation entre Elizabeth (Rose-Anne Déry) et Justine (Kim Despatis), deux renversantes interprètes.

Fait important à noter, le public entre par la scène et a droit à l’envers du décor, soit le reste de l’appartement du couple. Cette scénographie très élaborée de Kathlyne Lévesque-Caron nous immerge littéralement dans l’intimité des deux femmes. En regagnant leur siège, les spectateur.rices passent dans la chambre des amoureuses, pendant que l’une passe la vadrouille et que l’autre nettoie la vaisselle, vestiges d’une soirée bien arrosée qui vient à peine de se terminer.

Comme dans au moins trois autres pièces écrites par des femmes récemment sur nos scènes, le rire est bien présent au début du spectacle, mais se noiera à quelques reprises dans le doute, la jalousie, la peur et les répliques assassines des deux côtés du lit qui sert de décor principal. Cette communauté de pensée contre la violence en tous genres renvoie à une urgence incontestable au cœur de la société qu’ont raison de souligner les autrices et metteuses en scène actuelles. Il s’agit d’une prise de parole nécessaire et salutaire.

On le constate avec la dictature qui s’installe froidement au sud de notre frontière et les guerres qui se succèdent dans le monde. Une réplique bien tournée dans le texte souligne d’ailleurs tout le ridicule dont le président américain sait souvent se vêtir. Par ailleurs, les nombreux féminicides nous rappellent aussi presque chaque jour la montée fulgurante de la haine parmi nous. Tensions, radicalisation, impatience, campagnes de dénigrement du mouvement LGBTQIA+, colères soudaines, masculinité toxique, agressions… ont sans doute été exacerbées par la pandémie et la crise économique subséquente. Tout cela reste plus que préoccupant pour l’avenir, même dans l’immédiat, et est abordé d’une façon ou d’une autre, à travers de brefs flashs, dans le récit.

© Suzane O'Neill

Debbie Lynch-White n’a pas froid aux yeux. Elle reste cependant lucide et optimiste. Les répliques et les actions qu’elle dirige fort bien font progresser la pièce vers une résolution – temporaire ou réelle, on ne saura jamais – moins désastreuse qu’on ne pourrait le penser. La primo autrice et metteuse en scène effectue donc une entrée remarquable sur les planches dans des rôles qu’elle maîtrise comme si elle en était à son neuvième barbecue, comme dirait l’ex-directeur de La Licorne, Denis Bernard. Son successeur, Philippe Lambert, a donc eu la main heureuse en programmant ce spectacle drôle et tragique dans la grande salle.

Le couple ci-présent ressemble dans le fond à tous les autres couples de la planète, pouvons-nous dire. Les spectateur.rices se reconnaîtront dans l’une ou l’autre des répliques et les postures crues et sans détour des personnages. Que ce soit entre le « on veut de la douceur » ou à l’opposé « pourquoi on se rend à broil en trois secondes et demie ». Qui de la bonne foi ou des mauvaises intentions finira par l’emporter dans des duels verbaux incontrôlés?  Est-ce vraiment l’usure qui brouille et incendie nos relations? Comme la question du synopsis l’indique, y a-t-il une rédemption quand on est allé.es très loin dans les insultes, quand on a tout dit, quand on a trop dit?

L’Usure de nos aurores fait amplement réfléchir à toutes ces questions du présent. L’utilisation de l’obscurité utilisée par la maître ès silence qu’est la metteuse en scène laisse de l’espace à la pensée. Ces moments pertinents, mais trop répétitifs et parfois trop longs, représentent le seul hic de cette production dans l’ensemble emballante. On pourrait dire, dans ce cas précis, qu’il vaut peut-être mieux trop réfléchir que pas assez, dans une humanité encouragée à remiser son cerveau au vestiaire par des gouvernements incultes, voire illettrés.

© Suzane O'Neill

L’Usure de nos aurores

Texte et mise en scène : Debbie Lynch-White. Assistance à la mise en scène : Chloé Ekker. Conseiller dramaturgique : Maxime Allen. Décor : Kathlyne Lévesque-Caron. Costumes et accessoires : Pierrick Fréchette. Éclairages : Claire Seyller. Musique : Gabriel Gratton. Avec Rose-Anne Déry et Kim Despatis. Une production de La Manufacture présentée à La Licorne du 7 octobre au 15 novembre 2025.