Critiques

Petits appareils / Small Appliances : Le pouvoir évocateur des objets familiers

© Maryse Boyce

Pièce atypique s’il en est, Petits appareils / Small Appliances est une remise en question de la notion de spectacle, dans une forme hybride à mi-chemin de la performance et de l’installation – voire du théâtre d’objets. En résidence à l’Espace Libre depuis 2023, le chorégraphe Manolis Antoniou signe avec elle la deuxième œuvre de sa compagnie Boulouki Théâtre, dont la mission est de présenter du théâtre accessible au plus grand nombre, dans une démarche exploratoire.

Le public est d’abord et avant tout plongé dans le noir. L’obscurité ne se dissipe pas immédiatement. Au contraire, elle s’affirme et s’approfondit. On entend alors une voix alors qu’un objet dans l’espace de jeu est éclairé par une lumière douce, tamisée. Un silence. Une autre voix enchaîne avec un autre objet. Et ainsi de suite. Tour à tour, alors que l’on passe d’une radio à un téléphone, à un grille-pain ou à un cadre de photo vide, et les voix bâtissent un discours sur l’absence, le manque de l’autre, le départ, l’isolement – le deuil.

Dans ce récit en construction, les courts monologues tressent le rapport de ces petits appareils avec l’intimité d’un couple qui n’est plus. Une sorte d’archéologie de la perte. L’intimité est centrale dans cet espace, qu’on ne connaît encore que par fragments. Petit à petit, une méditation après l’autre, et avant que la lumière ne jaillisse, spectateur.ices cartographient déjà l’endroit. 

Et ce qui doit arriver arrive : les yeux sont puissamment aveuglés lorsque l’ère de jeu s’éclaire d’un jour pourtant fade. On se retrouve dans une cuisine tout ce qu’il y a de plus ordinaire. Un endroit simple, qui pourrait être chaleureux, qui l’a peut-être déjà été, mais où tintent désormais les échos de l’abandon. On se retrouve dans l’après, et c’est à partir de ce moment que Louise Bédard entre en scène – après beaucoup de silence, beaucoup de noir et un bref éclair de stupéfaction.

© Maryse Boyce

Temps, espace et sens

Ne le cachons pas : tout cela prend du temps, beaucoup de temps. Ce temps ennuyeux, ce temps où l’on n’a rien à faire d’autre que de ruminer ses souvenirs et de s’accrocher à ce qu’il reste devant soi, est une projection tantôt intéressante, tantôt laborieuse, de ce que la protagoniste doit ressentir : le vide.

L’assistance a ici le rôle du voyeur, celui qui surprend une tranche de vie qui ne lui appartient pas en passant devant une fenêtre. La performeuse, arrivée sur scène avec un sac d’oignons, un bouquet de fleurs et des cierges emballés dans du papier kraft, tourne souvent le dos au public, pourtant installé sur trois côtés, à la manière d’un miroir de vanité dans lequel elle ne se regarderait plus. Livrée à elle-même, elle apparaît dans ce décor comme une étrangère. Encore une fois, le créateur semble vouloir nous faire expérimenter la lenteur du temps et la montée des émotions.

Il existe quelques rares moments qui arrachent le public du rythme dolent et contemplatif de l’ensemble, où la violence contenue du personnage se fraie un chemin vers le dehors. Mais l’énergie du spectacle est globalement très mesurée, et dispensée avec parcimonie. Bédard accumule toute cette tension. On la sent pesante, effarée, néanmoins accoutumée à ce train-train de la souffrance latente.

C’est que ce qu’il est donné à observer appartient au petit, à l’à peine perceptible, à l’extrême nuance. Une main qui entame un geste sans le terminer, un instant de dévotion à l’allumage d’une bougie, l’agacement fugace à l’écoute d’un bruit coutumier, le soin inutile à l’ouverture d’un paquet, l’hésitation devant un cadre vide… Chacun des mouvements de l’artiste captive.

L’œuvre vise enfin l’immersion sensorielle par l’attention au détail et le choix d’éléments facilement identifiables, familiers, voire nostalgiques : le vieux téléphone à roulette, les oignons qui piquent le nez et les yeux, les sons stridents ou à peine perceptibles, l’odeur de la cire brûlante des cierges, le craquement caractéristique d’une allumette… À travers tout cela, Antoniou nous entraîne dans l’effroi de la routine, le fracas du non-dit, où l’attention donnée à un café qui bout peut dissimuler une détresse à la fois aiguë et habituelle.

Encore faut-il résister à l’égrènement liturgique du temps.

© Maryse Boyce

Petits appareils / Small Appliances

Idéation, création et mise en scène : Manolis Antoniou. Texte : Jenny Boully. Assistance à la dramaturgie : Sophie McPhail et Charlotte Richer. Lumière : Chantal Labonté. Son : Jérôme Guilleaume. Scénographie : Kevin Pinvidic. Costumes : Jonathan Saucier. Traduction : Danielle Le Saux-Farmer. Direction technique et régie : Tamara Andrea Gonzalez-Mora. Narration : Jean Marchand, Justine Fortin-Lacombe, Eve Pressault, Manolis Antoniou, Emmanuel Schwartz, Sophie McPhail, Charlotte Richer, Alexandre Lang et Danielle Le Saux-Farmer. Interprétation : Louise Bédard. Une production de Boulouki Théâtre en coproduction avec Espace Libre présentée à l’Espace Libre du 28 octobre au 8 novembre 2025.