Critiques

Theatre of Dreams : Virevoltes dans les ombres du subconscient

© Hofesh Shecter Company

Sur la vaste scène du Théâtre Maisonneuve, une brume légère enveloppe un décor gris et dépouillé. L’atmosphère, intimiste et mélancolique, sied parfaitement à ce début de novembre : la pénombre épouse la mélancolie. En sourdine, une trame sonore électro grince comme un acouphène aliénant. Elle va y rester un bon moment. Pendant les prochaines 90 minutes, nous sommes invité.es dans le monde onirique du chorégraphe israélo-britannique Hofesh Shechter.

Un homme à la carrure imposante surgit de la salle et grimpe sur la scène, dominée par un grand rideau. Dès les premiers instants, la chorégraphie se déploie dans un dialogue saisissant avec ce même rideau, qui tout au long du spectacle devient partenaire, adversaire, voile et révélateur, et toujours un personnage principal qui est aussi le miroir de la psyché collective. Les éclairages signés Tom Visser sont aussi de puissants agents de transformations scéniques, parfois diffus, parfois lourds et opaques, changeant de textures et de formes au gré des changements de tableaux.

Les scènes s’enchaînent, alternant les univers et les émotions, portées par des danseurs singuliers et virtuoses. Ces interprètes d’exception insufflent une énergie vitale à cette traversée des mondes, tour à tour sombre, exaltée, introspective.

La vision d’Hofesh Shechter est l’étoile et héros de cette odyssée qui est une habile virevolte dont on sort transformé.es. Son œuvre semble rappeler, comme l’écrivait Rupert Sheldrake, que nous sommes faits de résonances morphiques — des corps collectifs vibrant et communiquant entre eux, transmettant la vie, l’émotion, la mémoire. Tout ici semble guidé par une musique intérieure, celle des instruments, du vent, des éléments.

Fier descendant de la tradition de Martha Graham, Shechter poursuit cette exploration du mouvement comme langage du subconscient, ce canal à la fois individuel et collectif qui parfois se fait passer pour de l’agentivité. Sommes-nous tous à flotter, aveugles, dans un théâtre onirique duquel on ne se réveille jamais vraiment, valsant entre rêves et cauchemars? Possible.

© Hofesh Shecter Company

Danser la psyché

Sa signature repose sur un alliage d’une précision remarquable : jeux de lumière millimétrés, nappes de fumigènes, sons ciselés. L’ensemble est réglé au quart de tour, mais jamais mécanique. Le spectacle de 90 minutes sans entracte demeure envoûtant, rythmé, et ne perd jamais son souffle. Une prouesse, compte tenu de la densité du propos.

La danse et l’atmosphère se modulent avec une précision millimétrée, passant du collectif au solo, du ludique à l’agressif, d’un grouillement nerveux, genoux pliés, à une course sur place, comme hantée par un démon invisible. Sur les côtés de la scène, apparaît à mi-parcours une fanfare en costumes rouges, leurs rythmes cools et groovy adoucissant la progression implacable et percussive de la partition signée Shechter.

L’intérêt de Theatre of Dreams dépasse la simple recherche esthétique. Shechter y propose une réflexion sur ce qui fait notre humanité. En cette époque saturée par la souffrance inhérente à notre condition, son paysage du subconscient nous rappelle que nous ne sommes pas seuls à parfois s’égarer en ces lieux d’ombres et d’élans invisibles qui gouvernent nos pulsions, nos désirs, nos relations, et jusqu’à nos choix les plus anodins. Ces forces souterraines, il les traduit en mouvements, en gestes qui échappent à la raison.

À un moment d’intense charge émotionnelle, le chorégraphe invite même le public à se lever et à danser. Comme si, pour quelques instants, nous pouvions tous participer à cette grande transe collective, à cette respiration commune entre l’invisible et le vivant. Tout cela est inventif, prodigieux, hypnotique. Et donne le goût de croire à la grandeur de l’âme humaine, au pouvoir de la créativité et du souffle vivant pour triompher de la bêtise, de l’avidité, de l’auto-destruction.

Theatre of Dreams

Chorégraphie et musique : Hofesh Shechter. Éclairage : Tom Visser. Production : Danse Danse. Présenté au Théâtre Maisonneuve de la Place des Arts jusqu’au 8 novembre 2025.