Critiques

Job : Incursion dans le web anonyme

© Emilie Dumais

La rencontre entre Jeanne, jeune professionnelle qui travaille pour un géant du web, et Edgar, psychologue chevronné, s’amorce par un gargouillis accompagné de flashes éblouissants. Puis le noir, puis à nouveau des éclats lumineux, sur trame sonore à l’avenant. Suivi d’une série d’images fixes encore entrecoupées d’éclats sonores : les deux se tiennent face à face, elle pointe une arme sur lui, il la calme de gestes apaisants. Cette série d’images fixes donne l’impression d’un film d’animation. En quelques minutes, le décor est planté. La consultation s’amorce comme une prise d’otage, la tension étant déjà au paroxysme dans ce bureau de psy légèrement suranné. La collision entre les deux mondes, celui de la force tranquille des baby-boomers et celui, féroce et angoissé, de l’univers numérique, forme le terrain d’un essai critique sur l’état des lieux.

Brillamment construit, le dialogue nous emporte comme des funambules sur une corde raide entre un monde analogique univoque et familier et un multivers numérique, zone immatérielle de la perversion. Issue d’une famille typique de fin du XXe siècle (parents divorcés, mère universitaire, père artiste baba cool), Jeanne se retrouve dans un emploi insolite, une sorte de police des mœurs du web, où elle croit détenir un pouvoir magique. Bouleversée par les horreurs qu’elle découvre et traque sur le deep et dark web, elle se donne la mission d’absorber en elle le mal incarné pour sauver l’humanité. Devant ce délire à la fois mystique et vengeur, elle se transforme en monstre fabuleux, archange du bien et du mal dans cet espace virtuel et pourtant palpable, ce non-lieu qu’elle considère désormais comme sa maison.

Ce thème n’est pas sans rappeler Inframonde, de Jennifer Haley (Premier Acte, 2023), où des clients peuvent s’adonner à la pédophilie dans le virtuel, soulevant la question de culpabilité même sans contact avec un être d’illusion.

© Emilie Dumais

À perdre la raison

La mise en scène de Beaulne propose un tête-à-tête explosif dans un espace sécurisé. Le bureau douillet et quelque peu suranné du psychologue, à l’image de son locataire, ne s’en sortira pas sans blessures. La patiente ne vient pas pour être soignée, mais pour obtenir un papier qui la certifie apte à reprendre le travail. Lors de la « consultation », les crises de panique se manifestent par l’explosion de bulles sonores angoissantes de Josué Beaucage, gavées des percutants jeux d’éclairage de Marie-Pier Faucher Bégin. L’espace « cocon» se fissure, à l’image des deux personnages emportés dans la tourmente.

Le job de Jeanne est insupportable. Elle est bombardée des horreurs sans nom diffusées sur le web : pornographie infantile, torture, snuff films, bestialité, qu’elle doit traquer, bloquer et, si possible, détruire. Il est humainement impossible de survivre seule à un tel traitement. Propulsée sur les réseaux sociaux par une vidéo virale la montrant en crise de panique auprès de son équipe, elle se retrouve en plein désarroi. Comment vaincre le mal qu’elle voit tous les jours sur la toile et surmonter le jugement de la planète entière ?

Le huis clos prend une tournure inattendue lorsque les rôles se confondent, comme une tornade qui frappe sauvagement. Il devient impossible de résoudre cette situation, la charge émotive, le stress, l’anxiété embrouillant les idées. L’effet tentaculaire du web, son anonymat, son omniprésence, sa liberté d’expression absolue créent autant de lézardes dans les cœurs que dans le tissu social.

Job présente un territoire immatériel tordu dont la part d’ombre est lugubre. Ici s’installent aussi la démence, l’insanité, les violences pornographiques, la chosification des corps et surtout l’abolition de la morale, concept vétuste dans l’espace digital.

L’intense et impétueuse Nathalie Séguin soutient une Jeanne magnifique, à la fois ennoblie par la mission qu’elle se donne et maudite par l’ignominie dont est marqué son quotidien. Elle est la Jeanne des Abattoirs de Brecht, les deux acceptant le même combat contre la barbarie du capitalisme. Ni le web des GAFAM ni les abattoirs de Chicago ne tiennent compte des humains qui les font vivre. Pour sa part, Jack Robitaille habite avec brio son personnage contenu, entre conviction et doute, lui aussi déstabilisé par ce vent fou.

© Emilie Dumais

Job

Texte : Max Wolf Friedlich. Traduction : Maureen Roberge. Mise en scène : Charles-Étienne Beaulne. Décor : Marie-Pascale Chevarie. Costumes : Audrey Germain. Éclairages : Marie-Pier Faucher Bégin. Environnement sonore : Josué Beaucage. Assistance à la mise en scène Laurie Salvail. Régie : Maude Carone. Direction de production : Laurie Salvail. Avec Jack Robitaille et Nathalie Séguin. Une production du Théâtre Niveau Parking, présentée au Périscope du 11 au 29 novembre 2025.