Critiques

La cathédrale engloutie : de la nécessité de s’indigner

© Yanick Macdonald

Plusieurs facteurs expliquent l’attente fébrile entourant l’avènement de La cathédrale engloutie. D’abord, il s’agit du plus récent texte de la prolifique, talentueuse et célébrée Rébecca Déraspe. Ensuite, celle-ci est appariée, pour l’occasion, à un metteur en scène, Florent Siaud, qui n’avait jusque-là jamais tâté de son théâtre, et cette rencontre intrigue. En outre, la pièce porte sur un thème qui, hélas, est encore beaucoup trop d’actualité, soit la violence faite aux femmes et la légitime colère qu’elle leur inspire et qui est bien souvent réprimée. Enfin, cette création du Théâtre Bluff, qui se consacre depuis 35 ans au public adolescent, naît dans une salle de spectacle pour adultes et leur est dédiée, ainsi qu’aux jeunes. À cet égard, néanmoins, d’aucuns pourraient considérer qu’il ne s’agit pas d’un virage ou d’une nouvelle approche, mais bien d’une réaffirmation de quelque chose qui, déjà, existait, à savoir l’aspiration de la compagnie dirigée par Mario Borges et Joachim Tanguay à initier un dialogue intergénérationnel.

Aurait-il fallu, cependant, un peu plus de temps pour que cette production puisse pleinement s’épanouir? Peut-être. Car si elle recèle d’indubitables richesses, notamment des personnages étoffés et habilement campés, un propos hautement opportun et la beauté transcendante du prélude éponyme de Claude Debussy, elle pâtit aussi de quelques achoppements. Le spectacle débute par une espèce de prologue qui n’en est pas vraiment un, où les comédien·nes – outrancièrement survolté·es, comme s’il fallait à tout prix capter l’attention du public, qui est pourtant tout disposé à l’accorder – imitent certains bruits, dont celui d’une chute d’eau. Même a posteriori, il est bien difficile de cerner la pertinence de cette introduction.

Ensuite seulement, l’histoire se met en place, celle de quatre générations de femmes que reconstruit la plus jeune d’entre elles, Léna (Nahéma Ricci), 16 ans. À la mort de sa grand-mère, elle hérite de son piano, dont la présence dans la maison déclenche une viscérale réaction de détresse chez sa mère, Sabrina (Évelyne Rompré), qui tentera de trouver refuge dans le déni et l’alcool. En parallèle est narrée l’histoire de l’arrière-grand-mère, Jeanne, décédée dans de mystérieuses circonstances. Or, les récits qui s’entrecroisent, sans que les personnages soient clairement identifiés, sèment une confusion qui mettra un moment à se dissiper. Une fois que cela advient, néanmoins, l’histoire et la façon dont elle se structure, à la manière d’un casse-tête dont on assemblerait les morceaux, suscite grandement l’intérêt.

Le ton employé, visant à infuser de l’humour au sein du drame, prendra aussi un certain temps à parvenir à un équilibre probant. Heureusement, cet unique amalgame de gouaille et de profonde sensibilité qui caractérise la plume de l’autrice des Glaces, de Je suis William et de Janette finit par triompher de balbutiements quelque peu laborieux.

© Yanick Macdonald

Un spectacle en clair-obscur

En plus des femmes qui subissent féminicides, violences, souffrances se transmettant d’une génération à l’autre et répression internalisée qui les pousse à ravaler les outrages – comme Léna insultée par son enseignant –, il y a dans La cathédrale engloutie des personnages masculins. Dont celui, absent, du frère de Léna, incarcéré pour s’être battu au nom de valeurs égalitaires, et celui de leur père (excellent Maxime Denommée), d’une aménité et d’une solidarité exquises, mais qui n’hésite pas à frapper la table de la main pour marquer les sentiments qui l’animent, même si cette véhémence peut ébranler ses interlocutrices. Que veut-on nous dire à l’aide de ces deux figures? Que les femmes, a contrario, sont conditionnées à ne pas estourbir les gens qui les offensent et à éviter les stratégies discursives impliquant les éclats vocaux et la percussion de meubles?

À ces éléments narratifs laissant place à l’interprétation s’opposent certaines projections sur le mur de fond de scène, dont celle de la phrase « Dire va chier, mais garder le silence » en lettres majuscules. Il apparaît légitime de se demander si cette indication n’équivaut pas à une fausse note au cœur de la partition tout en nuances qui se déploie sur l’aire de jeu. Le décompte menant aux révélations finales, affiché en nombres défilant sur la même surface, semble également superfétatoire. On appréciera néanmoins de la mise en scène de Florent Siaud la qualité de sa direction d’acteurs. Évelyne Rompré (juste assez comique en mère vivement ébranlée par la résurgence de ses traumatismes) et Jean Marchand (savoureux dans tous les rôles qu’il endosse, du déménageur rustre au professeur de piano bienveillant), entre autres, accompagnent Nahéma Ricci, magistralement convaincante en adolescente sarcastique, mais aussi curieuse, rieuse et aimante.

Qui plus est, l’ambiance de forêt nocturne créée grâce aux images vidéo d’Éric Maniengui et aux éclairages d’Étienne Boucher, vers la fin de la représentation, lorsque Léna, arrivée au terme de son enquête, relate les derniers jours de son aïeule jadis retrouvée noyée, se révèle fort efficace. Enfin, l’interprétation au piano du prélude par Jean Marchand transporte spectateur.ices dans un espace de pure émotion qui conclut admirablement cette pièce somme toute sensible, singulière, engageante et faisant indéniablement, par sa puissante teneur féministe, œuvre utile.

© Yanick Macdonald

La cathédrale engloutie

Texte : Rébecca Déraspe. Mise en scène : Florent Siaud. Assistance à la mise en scène : Jérémie Roy. Conseils dramaturgiques : Sacha Dion, Paul Lefebvre et Diane Pavlovic. Scénographie : Romain Fabre. Assistance aux accessoires : Victoria Laberge. Éclairages : Etienne Boucher. Environnement sonore : Vincent Legault. Spatialisation sonore : Maxime De Gamache. Costumes : Julie Charland, assistée d’Amandine Percival. Conception vidéo : Éric Maniengui. Maquillages et coiffures : Angelo Barsetti. Conseils voix et diction : François Grisé. Conseils mouvements : Jadson Caldeira. Avec Maxime Denommée, Jean Marchand, Steven Lee Potvin, Nahéma Ricci et Évelyne Rompré. Une création du Théâtre Bluff, en cocréation avec Les Songes turbulents, en coproduction avec l’Espace Jean Legendre – Théâtres de Compiègne et en collaboration avec le Théâtre de Quat’sous, présentée au Théâtre de Quat’Sous du 11 au 29 novembre.