Carnets JEU 196 ∙ Angela Konrad

Regards croisés sur le Festival d’Avignon

© Christophe Raynaud de Lage / Festival d'Avignon

Dans l’édito de la 79e édition du Festival d’Avignon, Tiago Rodrigues écrivait « Soyons l’autre dans les mots, car c’est la plus belle façon d’être pleinement nous-mêmes. Ensemble. » Ces premiers carnets, nous avons souhaité les confier à quatre collaborateur.ices, qui nous racontent leur festival. Deux sont journalistes et critiques de théâtre, les deux autres sont artistes et participent chaque année à cet évènement en accompagnant plusieurs groupes de jeunes avec les Ceméa. Pendant un mois, ils et elles nous ont confié leurs ressentis, leurs réflexions et leurs questionnements face aux milliers de propositions artistiques d’Avignon. Nous les en remercions.

Découvrez l’intégralité des textes écrits par Anthony Coudeville et Anthony Rzeznicki à propos des autres spectacles de la programmation de la dernière édition du Festival d’Avignon et retrouvez, dans la revue, ceux écrits par Alexia Boyer et Caroline Châtelet.

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Nous y sommes, le rideau s’ouvre, la page se présente à nous, il faut écrire. Se lancer à corps perdu dans un partage à sens unique. Écrire pour des lecteurs et des lectrices. Celles et ceux que nous ne connaissons pas. Sans avoir de retour. Simplement partager une expérience. L’écrire et la laisser s’enfuir, faire son chemin. Seule.

© Christophe Raynaud de Lage / Festival d'Avignon

Fusées, de Jeanne Candel 

Avec trois bouts de ficelle, un soleil et une lune découpés dans du carton, un castelet branlant et des poulies grinçantes, on nous présente, en guise de prologue, la création du monde. À sa suite, deux personnages, Kirill et Boris, sont envoyés dans l’espace. Ils apprennent, après une interview le jour de l’An, que leur vaisseau ne peut plus retourner sur la terre. Pour une durée indéterminée, ils seront contraints de se confronter à l’autre.

La salle, plongée en enfance par la puissance de l’imaginaire qui se déploie, comprend rapidement que ce spectacle est, avant tout, un moment de partage et de jubilation à prendre très au sérieux. Tout repose ici sur la richesse et la palette de jeux infinis des trois comédiens et de la musicienne qui accompagne tout du long les folles élucubrations des personnages.

Parallèle troublant entre une équipe artistique au bord du K.O en ces temps de restrictions budgétaires sévères, et les milliards de dollars investis dans la conquête spatiale de l’autre côté de l’Atlantique. Anthony Rzeznicki

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Fusées est le spectacle tout et jeune public de cette édition du festival d’Avignon, et c’est une véritable leçon de théâtre qui revient aux fondamentaux.

Face à nous, deux femmes et deux hommes qui nous racontent une histoire. Il n’y en a pas beaucoup plus et il n’en faut pas beaucoup plus. Ils et elles entrent sur le plateau comme par effraction, estropié·es et en lambeaux, à l’image des bêtes (les humains) dont ils vont nous parler pendant l’heure qui suit.

Ils et elles sont incroyablement énergiques, drôles, virtuoses et maîtrisent à la fois le jeu, la musique, le corps, l’espace et la relation au public. Avec un castelet et une toile bleue, Jeanne Candel et son équipage nous embarquent dans une rêverie de l’espace où l’on trouve tout ce qui nous rend humains : l’amour (espéré), la politique, les jeux d’enfants, les échecs, les approximations, les reformulations dans tous les sens et la mort… inévitable.

Il s’agit là d’un spectacle de théâtre, je sors donc avec des questionnements, de l’espoir et du désespoir quant à notre avenir commun. Mais je sors vivant, comblé. Anthony Coudeville

© Christophe Raynaud de Lage / Festival d'Avignon

Le Canard sauvage, de Thomas Ostermeier 

Si j’ai l’occasion de vous écrire, nous ne nous connaissons pas; alors, tout de même, quelques informations : pendant le festival d’Avignon, je travaille avec les Centres de Jeunes et de Séjour du Festival d’Avignon (CDJSFA) en tant qu’animateur. Ma présence ici n’a de sens que pour préparer différents groupes à découvrir plusieurs spectacles dans la programmation du festival. C’est dans ce contexte que 20 adolescent·es d’un lycée du nord de la France ont pu découvrir Le Canard sauvage mis en scène par Thomas Ostermeier à l’opéra Grand-Avignon.

Nous savions que ce spectacle ne laisserait pas le groupe indifférent. La famille, le rapport à la vérité, aux notions de bien et de mal, sont au cœur des préoccupations pendant l’adolescence. En atelier, nous leur avions demandé : « Existe-t-il de bonnes raisons de mentir ? ». Les réactions furent frontales et sans détour : « NON, ON NE DOIT PAS MENTIR PARCE QUE SINON LES GENS MEURENT ! » Hedvig apprend que le père qui l’a élevée n’est pas son père biologique. Elle se donnera la mort, juste avant le noir final.

C’est de cela dont parle Ostermeier ici : notre incompétence à écouter et à prendre soin d’une génération en proie à de nombreuses questions auxquelles on ne peut, il me semble, trouver de réponses claires dans un monde qui tourne à la vitesse de la lumière, dans un chaos d’idées et de déflagrations insensées. Paradoxe brutal de notre époque : jamais nous n’avons eu autant d’outils et de supports pour nous rapprocher.

De tous les personnages, c’est à celui de cette jeune femme, Hedvig, que les jeunes de notre groupe se sont identifiés. A.R

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Thomas Ostermeier, l’un des plus grands noms du théâtre européen, directeur de la Schaubühne de Berlin et, de façon plus personnelle, un souvenir mémorable de son Richard III à Avignon en 2015 et celui du baccalauréat pour lequel sa mise en scène d’Hamlet était au programme. Trois heures, entrecoupées au bout de deux par un entracte de 20 minutes.

Première partie : je suis surpris, je crains d’assister à l’un des innombrables drames bourgeois dont le festival d’Avignon a le secret, mais c’est sans compter sur la subtilité du metteur en scène et de son équipe. Sans m’en rendre compte, me voilà accroché à une intrigue savamment orchestrée. Pendu aux lèvres des actrices et des acteurs qui jouent pourtant dans une langue que je ne parle pas, je me laisse embarquer vers une soif insatiable de vérité, à l’instar des personnages du spectacle.

Je me souviens de Richard III et je revois le rythme effréné du spectacle, l’esthétique marquée, le sang et la boue. Aujourd’hui, c’est l’inverse, on me berce et on me prend par la main. Il me faudra quelques nuits pour effacer l’image de cette scénographie qui tourne sur elle-même, de ces morceaux de maison, d’intérieur et de cour qui s’entremêlent à la suite de la mort de Hedvig. A.C

© Christophe Raynaud de Lage / Festival d'Avignon

Delirious Night, de Mette Ingvartsen 

Ce soir, le ciel de la Cour du lycée Saint-Joseph laisse présager l’arrivée d’un orage qui ne viendra finalement jamais. C’est au plateau qu’il se déchaîne. Pendant une heure, les neuf interprètes aux corps si différents nous transportent, tambour battant, dans une fièvre de musique et de danse. Réveiller les morts, pour mieux les incarner.

Mette Ingvartsen accompagne le public dans les profondeurs des ténèbres, dans ces cauchemars qui nous réveillent en panique. Des images apocalyptiques répétées jusqu’au moment où nous sommes invité·es à chanter The Darkness of Things. Le chœur donne le rythme aux cœurs des interprètes, c’est une course contre la montre pour la vie. Essoufflés, haletants, mais en vie.

Pour la première fois, je m’identifie : homme de 95 kilos, à la condition physique ordinaire, je sais que je n’ai pas l’endurance nécessaire pour tenir, mais je m’imagine avec eux, dans la possibilité de répéter les mêmes gestes pour continuer d’attraper la vie du bout des doigts au moment où celle-ci nous échappe. A.R

© Christophe Raynaud de Lage / Festival d'Avignon

BREL, de Anne Teresa De Keersmaeker et Solal Mariotte

C’est dans la carrière de Boulbon que sera donné un puissant hommage à Jacques Brel, car je crois que c’est comme cela qu’il faut comprendre ce temps suspendu : une danseuse et un danseur de générations différentes, au sommet de leur art, qui ont en commun l’amour d’un troisième artiste, absent celui-ci. Je n’ai pas su résister. Jacques Brel, je l’aime aussi très fort.

Entre les chants et les chorégraphies, dans les gradins j’ai vu des dos remuants de cell.eux qui contiennent leurs larmes pendant Les Vieux, entendu des balbutiements et hésitations sur les paroles de La Valse, vu des fesses dodeliner pendant Les Flamandes, entendu des pleurs qui déchirent le silence à la fin de Ne me quitte pas, participé aux rires sur Les Bourgeois, entendu la cantonade sur Quand on a que l’amour

Après la nostalgie convoquée, on pourra se questionner sur le pourquoi de ce spectacle. On pourra aussi discuter de l’utilisation de la carrière de Boulbon en 2025, pour une création qui met en scène deux personnes sur un plancher noir sur lequel on vient installer un tapis de danse flambant neuf. On pourra parler d’un non-sens, c’est vrai, d’exploiter cet espace avec en tête des questionnements écologiques et économiques (parce qu’il y a bel et bien une quantité de moyens astronomiques mis en branle pour que ce spectacle soit réussi alors qu’il poursuivra sa route dans différentes « boîtes noires » d’Europe la saison prochaine).

Enfin, sans doute qu’on pourra débattre du plaisir à entendre, pour la centième fois, des textes connus, à les redécouvrir pour certain·es, à en découvrir pour beaucoup, à laisser son imagination divaguer au rythme de la frénésie proposée par les artistes, à donner l’occasion aux plus jeunes de découvrir à la fois un lieu et un artiste. Je ne sais pas, mais je n’ai pas su résister. A.R

© Christophe Raynaud de Lage / Festival d'Avignon

LA LETTRE, de Milo Rau

Une comparaison me vient à l’esprit : voir Milo Rau mettre en scène La Lettre, c’est comme accéder aux croquis d’un·e peintre de renom : on s’aperçoit que ces artistes sont avant tout de très bons artisans. Trois drapeaux, un bureau, quatre projecteurs, une comédienne et un comédien. Rau nous rappelle qu’avant de monter des superproductions dans lesquelles vidéos, chants, lumières, théâtre et danse se mêlent, il sait surtout faire du théâtre dans ce qu’il a de plus organique. Dans La Lettre, il poursuit son exploration du réel et de la fiction en offrant à ses interprètes la possibilité de faire dialoguer leurs histoires personnelles avec celle de Jeanne d’Arc et du texte de Tchekhov, La Mouette.

Pendant deux heures, j’accède à plusieurs émotions contradictoires, je rencontre ma propre grand-mère, j’entends le discours d’une mère et je me surprends à laisser échapper une larme. J’aimerais, moi aussi, que ma maman me dise cela. J’ai la gorge qui se noue lorsque je m’interroge sur le bouleversement de la véracité de ce que je vois, ou des mensonges qui se cachent derrière les récits. En quittant le théâtre, j’emporte avec moi deux choses que je souhaite vous partager.

D’abord, il y a dans La Lettre une critique du théâtre élitiste — j’entends par là celui qui semble démesuré dans la scénographie et qui laisse la plupart des spectateur.ices en dehors de tout, celui de la petite ou de la grande bourgeoisie de gauche, celui qui ressemble davantage à l’ego trip qu’à un regard sur le monde, celui où ce sont les tyrans aux comportements problématiques qui dirigent et s’arrangent pour conserver les pouvoirs — bref, il y a donc la critique d’un théâtre élitiste qui me rappelle celui que j’ai entendu ou ressenti dans la représentation de Fusées, et qui s’entendait également dans les discussions entre festivalier·ères et voisin·es de siège. Paradoxe incroyable : c’est à Avignon que je vois des productions démesurées, éloignées des publics et parfois scandaleuses d’absurdité, et pourtant c’est ici que j’ai l’impression d’entendre sans cesse que ces formes n’ont aucun intérêt.

La deuxième chose concerne la politique culturelle générale du festival. Je travaille avec les Centres de Jeunes et de Séjours du Festival d’Avignon (CDJSFA) depuis 2014, j’ai donc connu deux mandats de direction d’Olivier Py et je découvre depuis les trois dernières années les changements impulsés par Tiago Rodrigues et son équipe. La Lettre est, je crois, un exemple intéressant de ces changements, puisqu’il s’agit d’un spectacle qui n’est présenté que deux fois à Avignon avant de partir en tournée locale dans 14 villes différentes. Par cette volonté, l’équipe du Festival donne à voir le théâtre comme il se fabrique partout en France et pas seulement dans les mouroirs de la culture que sont les scènes nationales. Non seulement le Festival d’Avignon devient une vitrine de la multiplicité des formes et des manières de les présenter, mais en plus il intègre cela à son propre fonctionnement. Espérons que cela dure et que le populaire reprenne davantage sa place au sein de la Cité des Papes ! A.C

© Christophe Raynaud de Lage / Festival d'Avignon

Le Sommet, de Christoph Marthaler 

La FabricA est un lieu emblématique du Festival d’Avignon, puisqu’une fois les gradins repliés la salle équivaut aux dimensions de la Cour d’honneur du Palais des Papes. Je ne connais rien du travail de Christoph Marthaler, mais tous les spectateur.ices habitué·es se souviennent de son Papperlapapp.

Je regarde la bande-annonce du spectacle, lis le résumé et l’entrevue proposés dans le programme : je m’attends à assister à un spectacle absurde de qualité. Est-ce que les attentes de spectateur.ice peuvent être un frein à l’appréciation d’un spectacle ? Certes, j’ai décroché quelques rires et assisté à une esthétique de l’absurde, mais je ne peux pas m’empêcher de me demander ce que cette forme me raconte.

Le paradoxe, encore. Face à nous, une critique de l’élite au pouvoir, orchestrée par un metteur en scène qui a sûrement moins de mal à créer des spectacles et à les faire financer, que n’importe quelle compagnie dite émergente. Cette critique est appuyée par une scénographie qui, bien que remarquablement travaillée et inventive, semble démesurée pour un propos si peu développé.

Quelles sont les limites de l’absurde ? Quand est-ce que le théâtre ne me concerne plus ? Autant de questions m’accompagnent et j’ai l’étrange sensation d’être au milieu de deux générations théâtrales : celle qui nous raconte l’élitisme et le rejette, et celle qui, comme par habitude, le perpétue. A.C

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Six personnages hauts en couleur coincés (perdus ?) dans un refuge accroché au sommet d’une montagne. La nouvelle tombe : à la suite d’un évènement climatique de grande ampleur, ils et elles seront enfermé·es pour les 18 prochaines années. Il faut alors trouver des occupations : chanter une chanson, faire le récit de ses derniers voyages en exagérant un rire odieux à la fin de chaque phrase, se préparer pour faire la fête, faire la fête, se dévêtir et verser de l’eau sur le rocher qui transperce le lieu pour le transformer en sauna…

Les tableaux, tous aussi absurdes les uns que les autres, se succèdent. Marthaler explore l’incapacité des êtres humains à se rencontrer, s’apprivoiser, s’entendre, se comprendre, faire société.

Il faut reconnaître le plaisir que prennent les interprètes à jouer cette fête ratée. Ce sont eux qui portent l’entièreté du spectacle, car soyons honnête, le propos est compris d’entrée de jeu et rien de nouveau ne nous sera présenté aujourd’hui. A.R

© Christophe Raynaud de Lage / Festival d'Avignon

Mami, de Mario Banushi

J’ai voulu rencontrer Mami pour deux raisons : je ne connaissais pas Mario Banushi et je n’avais jamais vu de spectacle provenant d’Albanie. Ce spectacle sera la surprise de mon festival.

Je n’ai pas sorti mon téléphone pour connaître l’heure, je n’ai pas commencé à lever les yeux en laissant mon esprit divaguer, je n’ai pas compté les projecteurs accrochés au grill… À vrai dire, je n’ai pas quitté le plateau des yeux. Les corps des femmes et des hommes sont magnifiés, vulnérables, parfois nus, jamais inutilement. L’espace sonore, toujours juste, offre un équilibre sur lequel les acteur.ices s’appuient avec sensibilité. Je sors du Gymnase apaisé, réconcilié avec le résumé, et avec une interrogation : la relève de Romeo Castellucci viendrait-t-elle d’Albanie ? A.C

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Mario Banushi a inventé un nouveau langage que l’on devrait toutes et tous maîtriser, d’une beauté et d’une sensibilité sans limite. C’est un poème sans paroles qui est proposé au public du gymnase Aubanel, dans lequel nous sommes accueilli·es par Richard Pierre, l’Ouvrier du Drame de l’univers de Valère Novarina.

Une actrice très âgée traverse le plateau et, instantanément, je suis touché. D’abord par l’image elle-même, et ensuite, bien sûr, parce que j’y transpose mon histoire familiale. Tout y est : le choc esthétique, la présence des interprètes magnifiées par les lumières de Stephanos Droussiotis, et la thématique de la famille, très présente cette année dans la programmation du festival.

Entre le travail de la compagnie 14:20 et l’univers de Pippo Delbono, on nous raconte, sans un seul mot, la naissance, la douleur, l’amour perdu, la perte de celui qui nous élève, la mémoire sensible du foyer, le soin à apporter aux corps de tous les âges. Il n’y a presque rien sur le plateau. Une fine couche de terre le recouvre et deux chemins apparaissent à la lumière d’un lampadaire en bois. Une maison apparaît à quelques pas.

Les pistes de lecture sont multiples et c’est bien là la beauté du langage muet. Plusieurs questions me traversent : qu’est-ce que je dois à mes parents ? Aurai-je le courage de devenir un aidant si cela se présentait ? Comment entretient-on ses morts ? A.R 

© Christophe Raynaud de Lage / Festival d'Avignon

La Distance, de Tiago Rodrigues

Si on peut questionner la place d’une nouvelle création de l’artiste-directeur du festival d’Avignon qui présente son spectacle 21 fois cette année, il faut reconnaître qu’il y a tout pour que cela fonctionne. La famille au centre, une séparation d’un père et sa famille quittant la terre pour rejoindre Mars et tout recommencer à zéro. L’attachement, le deuil, la séparation, la mémoire, les liens parents/enfants, nos origines familiales…

Surtout – et c’est là que Tiago Rodrigues excelle – tout paraît si simple. Le fonctionnement est identique à ses précédentes créations : une histoire simple qui met en scène des êtres humains avec toutes leurs fêlures et qui s’engage dans une langue du quotidien directe, profonde. Adama Diop est au sommet de son art, et la jeune Alison Dechamps porte haut la voix d’une génération perdue, blessée, sacrifiée, oubliée. Un plateau tournant, chacun son espace, chacun sa prison mentale. Les deux personnages dialoguent par lettres, messages vocaux, dans deux mondes qui vont beaucoup trop vite et qui ne semblent plus leur correspondre. Il demeure ce qui les relie : l’amour. Celui qu’on porte malgré tout, malgré les tourments, les colères, les désaccords profonds. Celui qui nous change chaque jour, celui pour lequel on pourrait agir sans réfléchir. Celui pour lequel on crie, on rit, on joue, on pleure.

Et alors oui, j’ai pleuré les choses que je n’ai pas eu le temps de dire et de partager avec celui qui n’est plus là. Je le fais là, à Vedène, pendant l’heure et demie de représentation, avec des centaines d’inconnu·es, dans une salle à deux doigts de se noyer dans un torrent de larmes à l’approche du noir final. Il faudra quelques secondes avant de trouver l’énergie de se tenir sur ses jambes pour applaudir, parce que vidé et libéré d’un poids que jamais je n’aurai imaginé si lourd. A.R

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Avant d’entamer cette lecture, il y a trois choses à savoir : je suis un homme, je m’entends très bien avec mon père et je n’ai pas d’enfant. Si c’est bien une relation père-fille conflictuelle que Tiago Rodrigues et son équipe explorent avec La distance, c’est avec des larmes que je ressors du spectacle.

L’universalité, voilà la vraie force de cette proposition et la particularité du travail de Tiago Rodrigues. Après avoir vu Dans la mesure de l’impossible, Sopro, By Heart, Hécube, pas Hécube, j’arrivais nécessairement avec beaucoup d’attentes; j’en ressors comblé.

Un plateau tournant est scindé en deux, le père est sur la Terre, la fille part sur Mars, sans prévenir. S’engage alors un échange épistolaire, écrit par Tiago Rodrigues à partir des propositions des comédien·nes au plateau. Porté par Adama Diop et Alison Dechamps, le metteur en scène confirme ici sa capacité à nous émouvoir et à nous parler du monde, de celui que chacun·e d’entre nous peut reconnaître. A.C

© Christophe Raynaud de Lage / Festival d'Avignon

Affaires familiales, d’Émilie Rousset

L’an passé, Lorraine de Sagazan proposait Léviathan, un spectacle sur le thème de la justice, et plus précisément sur les comparutions immédiates. Cette année, Émilie Rousset présente Affaires familiales. Le public se fait face, séparé d’un espace de jeu à plusieurs hauteurs, recouvert d’un tapis blanc sur lequel seront projetés des extraits d’enregistrements réalisés avec plusieurs personnes travaillant dans le domaine du droit familial et de la justice.

Émilie Rousset brouille les frontières du théâtre documentaire, il est parfois impossible de déterminer le vrai du faux : ai-je face à moi les personnes rencontrées ou sont-elles interprétées ? L’équipe au plateau participe activement à la rencontre du réel et de la fiction. Les mots se bousculent dans leurs bouches, le fil de la pensée est décousu, on parle avec les mains, on s’autorise des silences, des hésitations… Le texte leur est diffusé avec un léger décalage. Les paroles nous sont restituées pendant que les comédien.nes écoutent, dans leurs oreilles, le son d’origine. Les gestes, par un effet miroir troublant, sont reproduits à l’identique dès que la vidéo est projetée.

J’ai souvent de la difficulté avec le théâtre documentaire qui, le plus souvent, expose et dénonce plus qu’il ne propose, mais cette fois, je me sens interpellé et deviens un témoin privilégié. Est-ce parce que la metteure en scène fait le choix de présenter les victimes par le prisme du parcours judiciaire dans lequel elles s’engagent, plutôt que par le récit des actes subis ? Est-ce parce qu’une distance se crée avec l’interprétation ? A.R

© Christophe Raynaud de Lage / Festival d'Avignon

Le Soulier de satin, de Éric Ruf

« Huit heures ?! Mais t’as dû avoir mal au cul ! » Je suis allé rendre visite à ma mère aujourd’hui. Un mois que je ne l’avais pas vue. On discute de tant de choses futiles, mais précieuses. Et puis on aborde le festival, les groupes accueillis dans le lycée où nous travaillons avec Anthony Coudeville, de la gestion de la nourriture, de la vie en collectivité, des nouvelles de mes collègues, des spectacles que nous avons vus…

Je lui raconte Le Soulier de satin et lui décris cette nuit-là, si belle, si douce, si fraîche, si étoilée, si infinie. Je lui parle de l’amour des deux personnages qui, par leurs fonctions, leurs statuts, leurs familles, sont empêchés. Je lui parle de la beauté qui jaillit dans le fait de regarder la même chose avec 1 947 autres personnes pendant toute une nuit, d’écouter une histoire racontée par des interprètes qui exercent leur métier avec rigueur et sensibilité, le tout dirigé par un metteur en scène fou d’amour pour ce texte et pour son art. Tout est faux et pourtant tout est vrai.

« Non c’est pas tout en une seule fois, il y a des entractes. Tu peux prendre une boisson, manger un bout, aller aux toilettes, difficilement, mais tu peux. — Ah ouais, c’est comme si tu regardais une série en fait. »

Ma nièce a trouvé les mots justes. Éric Ruf et son équipe parviennent à garder notre attention pendant huit heures, avec les mêmes ressorts qu’une série que l’on peut binger tout un week-end en s’enfermant dans sa chambre, sauf que la chambre n’est autre que la Cour d’honneur. Malgré la beauté de l’expérience demeure une question : dans une édition où la langue arabe est l’invitée, pourquoi programmer ce spectacle ? Pourquoi choisir un texte du répertoire occidental et non un texte dans la langue originale et, tant qu’à faire, d’un·e dramaturge vivant·e ? A.R

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Le Soulier de satin est le parfait spectacle pour vous parler de l’expérience du spectateur.ice. Les jours passent, les représentations s’enchaînent et voilà que je réalise, en écrivant ce « vous », que bientôt je ne vous écrirai plus. Mais nous ne sommes pas encore à la fin, alors permettez-moi encore quelques mots.

Ce n’est pas pour le propos ou pour ce que le texte traduit de notre monde que la proposition d’Éric Ruf marque un événement majeur de ce festival. Ce n’est pas non plus pour son lien avec le reste de la programmation ou avec la langue invitée, puisque j’ai beau chercher, je n’en vois pas. Cependant, ce que l’on nous propose demeure unique : passer huit heures dans la Cour d’honneur du Palais des Papes et, par conséquent, assister au lever du soleil au cours de la représentation.

De cette nuit, je retiendrais ce soulier de papier qui s’envole, accroché à un ballon d’hélium, et qui disparait dans le ciel, les 1 947 spectateur.ices qui chantent à l’unisson, entrainé·es par des comédien.nes qui connaissent leur métier et savent le mettre au service du drame. Je retiendrais toutes les trouvailles de mise en scène pour nous sortir de l’endormissement, et surtout ce lever du jour, comme un aboutissement, comme l’événement le plus attendu, comme le monde en dehors des murs qui nous réveillent doucement.

Je retiendrais aussi les bruits de couloir à propos de la ministre de la Culture : viendra ou ne viendra pas? Viendra. Loin des remparts de la ville, des artistes et de la précarité du milieu. Une première depuis la création du ministère en 1959. A.C

© Christophe Raynaud de Lage / Festival d'Avignon

Derniers feux, de Némo Flouret

Dans Derniers feux, il n’y a pas de feux, ni de glace, ni d’eau, ni de corps, ni de sens, ni rien d’autre. Au départ, trois pétards qui ont comme seul intérêt d’arrêter, quelques secondes, une musique répétitive, beaucoup trop forte et dénuée de sensibilité.

Les danseur.ses ne dansent pas, mais effectuent des allers-retours incessants sur un plateau en désordre, déplacent des objets d’un endroit vers un autre, mais les raisons m’échappent. Et quand enfin ils et elles dansent, les mouvements sont inachevés, non incarnés, sans chemin ni destination. Est-ce qu’il me manque des informations pour comprendre toutes les subtilités de la proposition ? Ou est-ce un spectacle qui ne cherche pas à être compris par tous.tes ? D’ailleurs, le spectacle vivant doit-il être compréhensible pour le plus grand nombre ? Je n’ai pas les réponses, mais au regard des coproductions de cette création, des résidences et de la tournée qui s’annonce, l’institutionnalisation apparaît plus forte que la démocratisation. A.C

© Christophe Raynaud de Lage / Festival d'Avignon

Gahugu Gato (Petit Pays), de Dida Nibagwire et Frédéric Fisbach

Avant la représentation, j’ai assisté au dialogue organisé par les Ceméa avec présence de Frédéric Fisbach. À mon sens, c’est ce qui m’a permis de rencontrer le spectacle dans les meilleures conditions. Fisbach a notamment exposé aux spectateur.ices venu·es en nombre que ce spectacle n’était pas destiné à Avignon. Créé au Rwanda, c’est sur les collines du pays, les places publiques, sans lumière ni décor, qu’il se produit. Sans ces informations, j’aurais sans doute eu quelques réticences en sortant du spectacle : mise en scène minimaliste, texte trop dense, surtitrage difficile à suivre. Les mots de Fisbach en tête, j’assiste à un spectacle d’une tendresse incroyable, mon regard ne se détourne pas du plateau, et je reste suspendu aux mots des acteur.ices, et ce qu’importe leur statut de professionnel.le ou non.

Gahugu Gato, à l’image du Soulier de satin ou de La Lettre, est une ode au théâtre dans sa simplicité : pas d’effets, pas de scénographie démesurée, seulement une histoire et des personnages qui nous la transmettent. Et c’est déjà beaucoup. J’y vois la force d’un théâtre capable de nous rassembler en un lieu, de nous permettre d’être ensemble un instant, au moins. A.C

© Christophe Raynaud de Lage / Festival d'Avignon

Israel & Mohamed, de Mohamed El Khatib et Israel Galván

Au risque de vous décevoir, je ne dirai pas beaucoup de bien du spectacle Israël & Mohamed, tant le cynisme qui s’en dégage m’a laissé en dehors de tout. Ce spectacle fut à mes yeux une sorte de règlement de compte public de deux hommes avec deux hommes, et j’y vois une volonté de s’approprier des luttes importantes qui traversent nos sociétés.

Avec ce spectacle, Mohamed El Khatib se positionne en transfuge de classe et rejette tout de son passé. À titre personnel, je m’identifie à sa classe sociale d’origine, et c’est insupportable à entendre et à voir. Il s’adresse au public, texte à la main, et aborde la violence de son père, son inculture, sa relation à la religion, mais il n’en fait rien et ne va pas au-delà du mépris.

Je repense à la tribune de Kheireddine Lardjam publiée au début du festival, dans laquelle l’artiste explique que le festival, à travers sa programmation, ne nous montre pas la langue ou la culture arabe, mais plutôt ce que nous, Occidentaux, aimons en voir et en savoir. Mohamed El Khatib s’inscrit dans cette idée, il ne nous raconte que ce qui fait rire la bourgeoisie blanche du public avignonnais. Et devinez quoi ? Ça marche… Toutefois, il faut noter que c’est la première fois depuis le début du festival que le spectacle est surtitré en langue arabe ; pour tous les autres, les surtitres sont en anglais et en français.

Pour ce qui est du personnage d’Israel – car même si le spectacle donne surtout une place à Mohamed, ils sont bien deux au plateau -, il contrebalance la représentation. Israel Galván est un impressionnant danseur, et je découvre, surpris, que ce ne sont pas ses pieds que je regarde, mais sa bouche qui exprime chacun de ses pas. Il ne parle pas, ou peu, mais apporte un peu plus de pudeur à ce déballage impudique, et ça fait du bien. A.C

Un dernier mot…

J’espère qu’à travers ces quelques lignes que nous partageons avec vous, vous aurez pu sentir et ressentir un peu de cette édition 2025 du Festival d’Avignon. J’ai pris beaucoup de plaisir à partager ces moments avec vous, dans la fièvre, la folie et le vacarme de ce festival toujours aussi grand, aussi illusoire et aussi fracassant quand il s’arrête. C’est terminé, les affiches tapissent les sols, les festivalier.es disparaissent dans les trains, les lessiveuses embarquent tout, les équipes techniques achèvent de démonter ce qu’il reste des garages et des granges qui, pendant un mois, se sont transformés en théâtre pour que des centaines de compagnies du monde entier viennent s’essayer, réussir ou se casser les dents dans le plus grand théâtre du monde qu’est aussi le festival OFF dont nous n’avons pas eu l’occasion de vous parler ici.

Tirer le rideau, éteindre les lumières et, dans l’entrebâillement de la porte, faire signe comme pour dire : « À l’année prochaine. » A.R

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Nous sommes le 29 juillet 2025, le Festival d’Avignon est terminé depuis trois jours et je vous écris pour la dernière fois. J’avais une envie irrésistible de clôturer avec quelques mots. Non pas pour m’excuser, puisque je pense tout ce que j’ai écrit, mais pour nous replacer à notre endroit du monde. Ces quelques comptes-rendus d’impressions de spectateur, je les ai écrits durant le festival, sous 35°C, en voyant souvent deux à trois spectacles par jour, en ayant dormi parfois quatre heures, en étant seul ou accompagné de groupes ou d’ami·es. Tout cela participe à la réception que j’ai eue de ces 14 spectacles, j’en suis convaincu. Je voulais aussi évoquer le festival OFF, qui est bien trop souvent laissé de côté, mais qui renferme de merveilleuses propositions et qui fait du Festival d’Avignon un évènement si important au-delà de nos frontières.

Je ne vous connais pas et je ne vous verrai probablement jamais, mais je voulais vous assurer que m’adresser à vous durant ces 19 jours aura été, pour moi, une expérience vertigineuse. Portez-vous bien. A.C

Anthony Coudeville est auteur, comédien et metteur en scène. Formé au conservatoire et à l’université dans les Hauts de France (France), il fonde, en 2023, le Théâtre Inexorable, une compagnie de théâtre itinérante.

Comédien, Anthony Rzeznicki travaille en salle et dans l’espace public. Il anime des ateliers à destination de publics éloignés de l’offre culturelle. Chaque été, il encadre des ateliers pendant le Festival d’Avignon. Il défend un théâtre qui raconte des histoires et qui permet aux publics de se/s’en raconter.