Critiques

Le vieux monde derrière nous : Invitation aux voyages

© Valérie Remise

Assister à une pièce de théâtre s’avère toujours une invitation au voyage, au moins imaginaire. C’est particulièrement le cas pour la pièce Le vieux monde derrière nous, adaptée du livre d’Olivier Kemeid, qui entraîne le public dans un récit tout en humour et tendresse dans un double, et même triple périple.

Retracer le voyage en Europe que son père a réalisé en 1968, à 22 ans, amène Olivier Kemeid à revisiter les mêmes lieux à l’aide des cartes postales que Gil Keimed avait envoyées à sa dulcinée, sa future épouse. Mais surtout à le commenter et à découvrir ce jeune qu’a été son père : une autre exploration. Et comme un guide du Routard, Denis Marleau éclaire les parcours des deux personnages, leurs étapes et leur itinéraire.

Image par image, le récit se construit autour des cartes postales (et de quelques lettres). Une grande force de cette mise en scène est son efficace organisation scénique dans laquelle se retrouve non seulement deux espaces, mais aussi deux modes de représentation distincts. Le voyage de Gil se déroule sur écran, comme un film un peu amateur – ce qu’il n’est pas, au contraire – et le récit d’Olivier, sur scène, la Vespa du premier et la table de travail du second assurant tour à tour le passage d’un artefact à un autre. Ainsi, Gil, le père aujourd’hui disparu, s’adresse-t-il au public en différé, à travers la caméra, alors qu’Olivier parle et agit, ici et maintenant, au théâtre.

La frontière entre ces deux mondes est poreuse. Parfois, un texte commencé par l’un des personnages est repris par l’autre. Ou encore, les artefacts que manipule Olivier sont projetés sur l’écran, estompant l’écart temporel. À certains endroits, une carte postale sur l’écran s’anime pour que s’y insère Gil, actualisant l’étape du voyage. Il faut souligner le travail remarquable de Stéphanie Jasmin, qui est parvenue à retrouver le lieu et l’angle de prise de vue de plusieurs clichés, de sorte que le passage du fixe à l’animé s’avère fluide. Toute la réalisation filmique dynamise formidablement le récit du voyage de Gil.

Télémaque sans Ulysse

Égal à lui-même, Mani Soleymanlou s’avère parfaitement à l’aise dans le rôle de Gil (chevelu et imberbe, il crée un jeune homme crédible) ou celui d’Olivier, avec toute la gamme d’émotions que suscitent la découverte de facettes ignorées de la personnalité de son père ou, au contraire, la confirmation de traits connus.

Sur l’écran, Gil prend corps et les mimiques, l’élocution, l’accent que l’acteur prête au personnage lui confèrent des nuances et une portée qui débordent du texte et suscitent des éclats de rire à plusieurs reprises. Car on rit des remarques intempestives de Gil sur les villes et leurs habitants, comme de ses écarts de conduite sous-entendus. Mais la manière d’accentuer les limites ou maladresses du personnage n’est pas dénuée d’affection. Ici, le regard d’Olivier, adulte, vers son père, jeune, ressemble à celui d’un parent qui s’amuse avec tendresse des défaillances de son enfant. Et il y aura cette lettre du père, vers la fin, qu’Olivier lit et qui contrebalance une certaine caricature du personnage de Gil.

C’est bien sûr le regard captivé d’Olivier qui dirige le récit, ce qui ne l’empêche pas, devant toutes les contradictions du jeune voyageur aveuglé par son conservatisme avéré, de s’emporter à un certain moment. Gil qui était en Europe lors de Mai 68 ou du Printemps de Prague n’a rien vu ni compris à ce qui se passait sous ses yeux. C’est Olivier qui comble les insuffisances politiques de son père. La pièce se termine sur un regret, clairement énoncé, d’Olivier : heureux qui comme Télémaque a fait un beau voyage… avec Ulysse. Lui n’a pas refait celui de Gil, avec Gil.

Marleau a encadré son adaptation du livre de Kemeid (qui porte le même titre que la pièce) d’un prologue et d’un épilogue. Il serait dommage de dévoiler le contenu de ce dernier. À vous de le découvrir. ! « Vaut le voyage », dirait le Michelin.

© Valérie Remise

Le vieux monde derrière nous

Texte : Olivier Kemeid. Adaptation et mise en scène : Denis Marleau, assisté de Carol-Anne Bourgon Sicard. Interprétation : Mani Soleymanlou. Collaboration artistique et vidéo : Stéphanie Jasmin. Scénographie : Stéphane Longpré. Lumière : Marc Parent. Musique et environnement sonore : Jérôme Minière. Costumes : Cynthia St-Gelais. Maquillages et coiffures : Jacques-Lee Pelletier. Intégration vidéo : Pierre Laniel. Spatialisation sonore :François Thibault. Une création de UBU compagnie de création et du Centre du Théâtre d’Aujourd’hui présentée à la salle Michelle-Rossignol jusqu’au 6 décembre 2025.