JEU des 5 questions

Cinq questions à Sophie Bédard Marcotte

Cinéaste de l’intime et de l’introspection, Sophie Bédard Marcotte a réalisé J’ai perdu de vue le paysage, le « making of » de la pièce de Gabriel Charlebois-Plante, Cette colline n’est jamais vraiment silencieuse, qui a reçu le Prix du meilleur spectacle de la saison 2023-2024 de la part de l’Association québécoise des critiques de théâtre. 

JEU : Comment se situe ce nouveau documentaire dans votre filmographie ? C’était une démarche un peu inhabituelle pour vous ?

Sophie Bédard Marcotte : Oui et non. Chacun de mes films se répond d’une façon ou d’une autre. Mon dernier, L.A. Tea Time (2019), me mettait en scène. Il était plutôt « écrit » pour un documentaire, et cette fois-ci j’avais envie d’essayer quelque chose de nouveau : tourner ma caméra vers un autre créateur, pour me libérer de l’autofiction et aller ailleurs. Je voulais aussi me laisser porter par le réel, par les événements, parce que j’y voyais une sorte d’idéal, quelque chose de noble vers lequel j’avais envie de tendre. Mais je me suis rapidement rendue compte que ce lâcher-prise n’était pas vraiment dans ma nature. Je voulais raconter une chose, alors que les images en racontaient une autre. Il a donc fallu que j’écoute le film, en quelque sorte, ce qui m’a finalement ramenée en terrain connu : un film personnel, plutôt écrit, proche de l’autofiction… Comme quoi il n’est pas si simple de s’éloigner de nos réflexes, visiblement.

On le voit mécanicien, menuisier, coupeur de roche dans le film, mais Gabriel Charlebois-Plante demeure, surtout, l’un des plus intéressants metteurs en scène du nouveau théâtre québécois. L’ignoriez-vous quand vous l’avez rencontré ? Aviez-vous vu ses pièces ?

Au départ, Gabriel était surtout un artiste dans lequel j’arrivais à me projeter. On avait des questionnements qui se rejoignaient, et j’avais l’impression que nos démarches rimaient, quelque part. Mais c’était de l’ordre de l’intuition, parce que même si j’avais vu la plupart de ses spectacles, je ne connaissais pas son processus. On se connaissait peu ! Je savais toutefois que les activités dramaturgiques qu’il voulait mener ouvraient des portes de mise en scène pour moi. Le film n’a jamais été pensé comme une simple observation : je voulais composer avec son processus, le mettre dans des environnements légèrement déplacés, et construire des situations qui puissent faire émerger quelque chose. Partir de ses idées de recherche et les amener ailleurs pour ouvrir une quête plus vaste, qui dépasse sa pièce, le théâtre, le cinéma. Pour pousser l’humour absurde, aussi. Et donc, pour répondre plus directement, le succès de Gabriel et de son spectacle était plutôt comme la cerise sur le sundae de toute cette aventure.

Sisyphe, qui roule éternellement sa roche en haut d’une montagne, est partout dans ce film, via les difficultés de Gabriel dans la création (pandémie, reports…) et les vôtres, plus personnelles. Avez-vous, comme Sisyphe, retrouvé une certaine joie et/ou sérénité à terminer vos projets respectifs ?

Je ne sais pas si j’ai trouvé une sérénité ! C’est certain qu’il y a un apaisement quand on travaille, à travers la création. Il y a des traces de réponses que j’ai trouvées à travers ce processus, et je pense que le film véhicule au fond l’idée de se lancer, l’idée de continuer à chercher malgré toutes les absurdités et les questions, plutôt que de figer. Et il y a une scène dans laquelle Gabriel exprime l’envie que l’art puisse continuer d’exister malgré tous les problèmes. C’est une scène importante pour moi, parce que j’y vois l’idée que l’art peut être une place de résistance. Et je ne veux pas parler d’art militant, je pense que c’est beaucoup plus compliqué que ça. J’ai l’impression que faire de l’art est, en soi, une façon de continuer, de résister. Ça ne peut pas être la seule, mais c’est un moyen.

Le film fait penser à la pièce, finalement. Ça porte sur l’aliénation, la difficulté de vivre, de surmonter des obstacles, d’être présent à soi et aux autres. Sans rien dévoiler, on sent qu’une fusion s’opère entre vos démarches et vos esprits en phase avec les éternels recommencements auxquels nous soumet le réel.

Au départ, Gabriel et moi avions convenu que le film et la pièce agiraient comme « conseiller dramaturgique » l’un de l’autre. Nos recherches se nourriraient l’une l’autre. Je crois que c’est ce qui est arrivé. Pendant quatre ans, nos projets ont grandi côte à côte. Nos trouvailles formelles, les besoins de nos projets respectifs ont nécessairement façonné le processus de l’autre. Et puis, comme Sisyphe est le point de départ de tout cela, il y a nécessairement des questionnements existentiels qui s’imposent et qui, moi, m’intéressent à travers chacun de mes projets de toute façon. Pour le film, la question des débuts s’est peu à peu imposée comme incontournable, autant dans le fond et la forme. Comme l’histoire que j’avais envie de raconter n’arrêtait pas de changer, d’évoluer, de m’échapper, il fallait reformuler, et je me suis beaucoup amusée avec ça au montage. Et cassé la tête aussi !

Il n’y a pas beaucoup de films sur la création théâtrale au Québec. Pensez-vous y plonger à nouveau ou explorer d’autres formes d’art vivant à l’avenir ?

J’aimerais ça ! Pour l’instant, mes prochains projets tournent plus autour des arts visuels, mais il n’est pas impossible que je revienne vers l’art vivant éventuellement.

J’ai perdu de vue le paysage est une production de l’ONF présentée en compétition dans le cadre des Rencontres internationales du documentaire de Montréal (RIDM) les 24, 28 et 30 novembre 2025.