Critiques

our place : Le prix de l’immigration

© Laurie-Anne Jean Baptiste

Dans la chaleur grasse d’un petit restaurant de jerk pork de Scarborough, deux femmes caraïbéennes essuient des tables, comptent leurs heures payées sous la table et les jours qu’il leur reste avant l’expiration de leur visa. Avec our place, Kanika Ambrose donne des visages, des accents et une réelle vitalité scénique à celles et ceux que le Canada dit accueillir, mais maintient dans l’ombre d’un statut précaire.

Lauréate du Dora Mavor Moore Award pour Outstanding New Play en 2023, la pièce, créée à Toronto par Cahoots Theatre et Theatre Passe Muraille, connaît au Centre Segal sa première montréalaise dans une production du Black Theatre Workshop, qui fête cette année son 55e anniversaire.

Andrea (Lisa-Willia Volcy) et Niesha (Alexandra Laferrière), arrivées récemment des Caraïbes, travaillent au noir au Jerk Pork Castle pour envoyer de l’argent à leurs enfants restés « au pays ». Les commandes s’enchaînent, les douze heures de shift aussi, sous l’œil d’Yvonne, patronne absente mais toute-puissante, et au gré de relations plus ou moins intéressées avec deux hommes : Malcolm (Kym Dominique-Ferguson), charmeur bavard mais peu engagé, et Eldrick (Anton May), plus opaque, et qui agit comme un pivot dans l’histoire. L’intrigue, construite comme un dilemme moral, les pousse à se demander jusqu’où elles sont prêtes à aller – marier un inconnu, « se servir » des autres, trahir ou non la solidarité communautaire – pour régulariser leur statut et offrir un avenir à leurs enfants.

La force de la pièce tient d’abord à l’écriture d’Ambrose : une langue vive, actuelle, drôle, traversée d’un anglais caribéen composite qui évoque plusieurs îles sans en nommer une seule, comme pour dire que l’histoire d’Andrea et Niesha pourrait être celle de milliers de femmes. Au Segal, toutes les représentations sont surtitrées en français.

La mise en scène de Dian Marie Bridge mise sur cette oralité et sur la sororité au cœur du texte. Sur un décor simple – quelques tables, un comptoir de service, un lit qui figure l’appartement exigu – elle crée un espace de travail, d’intimité et de négociation où les corps racontent autant que les mots. Les échanges entre Volcy et Laferrière sont portés par un rythme très serré : réparties qui fusent, petites chamailleries à la manière de deux sœurs qui se piquent et se protègent, élans de tendresse qui surgissent au détour d’une moquerie. Et ce duo fonctionne à souhait. De fait, le public réagit à voix haute, rit, soupire, approuve ou proteste : on sent que la salle se reconnaît dans ces trajectoires de vie, ou du moins s’y attache très vite.

Les personnages masculins, eux, arrivent d’abord avec des airs de sauveurs potentiels –celui qui peut « arranger » des papiers – avant que la pièce ne complexifie la perspective : Andrea et Niesha apparaissent pleinement maîtres de leur destin.

© Laurie-Anne Jean Baptiste

Un nouveau classique?

Les deux actrices ne jouent jamais complètement la naïveté; elles composent des femmes lucides, prises dans un système qui les écrase, mais capables de calcul, de désir et d’un humour parfois féroce. Le jeu des quatre interprètes, dirigés avec précision, donne une densité bienvenue à ce texte souvent cité comme un « nouveau classique canadien ».

Bridge inscrit aussi la pièce dans un contexte politique précis : celui d’un Canada où la guerre en Syrie occupe l’espace médiatique et humanitaire, tandis que d’autres migrant·e·s, notamment caribéens, se heurtent à un système migratoire surchargé et hiérarchisé. Les discussions sur qui mérite l’asile, sur le tri implicite entre réfugiés « légitimes » et travailleurs sans statut, résonnent d’autant plus fortement que les retards et les arriérés du système d’immigration canadien atteignent aujourd’hui des sommets.

La création sonore d’Elena Stoodley, ponctuée de musique caribéenne, accompagne les nombreuses transitions entre les scènes : changements d’heure, de jour, de saison, petites ellipses qui rendent sensible la répétition éreintante des journées au restaurant. Ce choix, qui accentue l’impression de durée (la pièce frôle les deux heures sans entracte), a cependant son revers. Les multiples changements de tableau, souvent matérialisés par le ménage du plancher ou le balayage minutieux de Niesha, finissent par alourdir le rythme. L’œil décroche et l’on aurait envie que la mise en scène condense davantage ces passages pour éviter les temps morts.

En choisissant de programmer cette pièce pour son 55e anniversaire, sous le thème « Tallawah » – patois jamaïcain signifiant « force » ou « résilience », cette petite chose tenace qu’il ne faut pas sous-estimer –, le Black Theatre Workshop affirme la pertinence de faire du plateau un lieu où l’on regarde en face les angles morts du « pays accueillant ». Sans révolutionner la forme, cette production ancre avec sensibilité, humour et nuance un débat très actuel dans la chair de personnages attachants, dont la trajectoire est encore trop méconnue de la majorité francophone québécoise.

our place

De Kanika Ambrose. Mise en scène : Dian Marie Bridge. Scénographie et éclairages : Emily Soussana et Andrew Scriver. Costumes : Georges Michael Fanfan. Musique et environnement sonore : Elena Stoodley. Direction technique : Wesley Babcock. Régie : Chad Dembski. Assistance à la régie : Catherine Sargent. Avec : Kym Dominique-Ferguson, Alexandra Laferrière, Anton May, Lisa-Willia Volcy. Une production du Black Theatre Workshop, présentée au Studio du Centre Segal du 19 au 30 novembre 2025.