Critiques

Un-nevering : L’infinie collaboration dans l’absence

© Kinga Michalska

Il est coutume de dire d’une personne disparue qu’elle est partie trop tôt, trop vite. Dans le cas de Jeremy Gordaneer, cependant, cela ne pourrait être plus vrai. En 2021, victime d’un homicide non résolu à ce jour, le peintre, artiste visuel et scénographe s’éteint. Sa femme Thea Patterson perd alors son compagnon de vie et son âme sœur artistique. Faire son deuil : pour la chorégraphe, ce processus doit passer par la continuité de la collaboration avec Jeremy. Sa disparition ne doit pas signifier sa fin. Comme elle le dit si bien, il faut essayer de vivre l’absence de présence et la présence de l’absence. Entourée d’interprètes proches et d’objets évocateurs, elle accueille le public dans un cercle intime où elle représente ce deuil, et dans lequel elle laisse aussi une place à toutes les personnes qui ont une perte à surmonter.

L’esprit de communauté était en effet un critère important pour Thea Patterson dans la réalisation d’Un-nevering. Il a permis et permet encore au spectacle de ne pas être trop personnel et de résonner au contraire dans d’autres vécus. L’implication des danseuses Rachel Harris et d’Elinor Fueter a probablement donné à la chorégraphe le pas de recul nécessaire pour nourrir la création au-delà de la disparition. La collaboration qu’elle souhaitait poursuivre s’incarne donc dans une savante combinaison entre sa démarche et celle de son compagnon. D’elle, on reconnaît l’appétence pour les déplacements, les changements d’état et la construction de l’expérience avec le public. De lui, on perçoit la sensibilité aux environnements immersifs et aux œuvres qui mêlent son, mouvement et installation. Et surtout, on se doute que certains objets présents sur la scène lui appartenaient.

Les trois personnages – Patterson, Harris et Fueter – évoluent dans un espace restreint. Elles cheminent au travers de briquettes de contreplaqué, de cordes, de masques qui entravent leur visibilité, leurs corps et rendent leurs gestes inconfortables, contraints, voire vains. On peut alors y voir une analogie sur la souffrance qui assaille avant de trouver un certain apaisement. Le travail sur le lâcher-prise face aux objets, sur les sons et sur la respiration apporte un équilibre apprécié avec la douleur physique qu’elles paraissent endurer. Accepter le « choix » de déplacement des balles de lawn par exemple, se concentrer sur l’air inspiré et expiré, et surtout accueillir les vibrations du « keening » – tradition celtique de lamentation vocale faite par les femmes pour les personnes décédées – offrent des moments d’accalmie. Et, bien sûr de communion, le fil conducteur de départ.

© Kinga Michalska

Recevoir l’intimité sans l’analyser

Par sa mobilisation de souvenirs privés, par ses clins d’œil artistiques au couple Patterson-Gordaneer et par son commencement quelque peu âpre, Un-nevering est exigeant pour le public. Ce dernier doit lui aussi se permettre une forme de lâcher-prise, sans tomber dans la suranalyse. À bien des moments, la tentation est grande de vouloir interpréter, expliquer, comprendre. Mais accepter d’entrer dans l’extériorisation du deuil au travers des tableaux rituels que la chorégraphe nous propose est suffisant pour percevoir le soulagement et la lumière qui se dessinent dans la souffrance. Patterson dissémine tout au long de sa performance des éléments qui gardent la représentation accessible : des musiques qui s’arrêtent brutalement, des battements de cœur qui restent en suspens, des constructions qui prennent corps. Parfois peu subtiles, ces clés de lecture sont tout de même appréciées, car elles nous rallient à une compréhension commune et allègent le ressenti.

Car le spectacle n’est pas juste triste. Il évolue vers une dimension plus paisible et curatrice. Le tableau final est d’ailleurs porté par Picture Of You du groupe anglais The Cure. Une chanson qui capture la difficulté d’accepter l’absence, tout en rappelant que la douleur de la séparation peut coexister avec le souvenir des moments heureux. L’esprit de communauté réapparaît ainsi dans cette ambiance nostalgique. Elle encourage le public à y trouver une juste place, et à faire lui aussi son parcours d’introspection s’il en ressent le besoin. Plus qu’un hommage, une thérapie ou une rétrospective, Un-nevering est une invitation à apprivoiser la perte, quelle qu’elle soit, entre mémoire et espérance. Définitivement un ajout captivant à la programmation de l’Espace Libre qui s’ouvre de plus en plus à la danse performative.

© Kinga Michalska

Un-nevering

Conception, chorégraphie et interprétation : Thea Patterson. Interprétation et collaboration artistique : Rachel Harris et Elinor Fueter. Dramaturgie : Lois Brown. Entraîneur phénoménologique : Peter Trosztmer. Conception sonore : David Drury. Conception lumière : Paul Chambers. Assistance à la conception lumière : Tim Rodrigues. Consultation et stylisme des costumes : Flor Taillefer-Pérez. Direction technique : Jarku Tang. Doula du décès et facilitation : Ellen Furey. Entraînement vocal : Susanna Hood. Consultation artistique : Nate Yaffe. Vidéo et voix-off : Jeremy Gordaneer. Diffusion : CAPAS | Label de danse. Une production Thea Patterson, Parbleux et Festival TransAmériques – FTA présentée à l’Espace Libre jusqu’au 6 décembre.

Charleyne Bachraty

À propos de

Danseuse et chorégraphe de formation, Charleyne Bachraty est aussi comédienne depuis plus de 15 ans. En parallèle, elle est également rédactrice, journaliste et narratrice.