Critiques

Use et abuse : Quand l’art se dissout dans l’industrie (culturelle)

@ Maxim Paré-Fortin

Cette performance jamais répétée (dixit Lapointe) propose un joyeux défi pour le spectateur. Quiconque a assisté à une conférence d’Alain Deneault sait qu’il n’y en aura pas de facile. Le propos du philosophe dans « Comment l’industrie culturelle use et abuse de l’art » s’inscrit dans un mouvement de pensée qui s’alimente de l’étymologie grecque pour nommer et dénoncer les tactiques du capital. Le capitalisme se nourrit de tout ce qui brille et frétille, s’appropriant matière et force de travail, incluant aussi celle des artistes. Il a besoin d’un vernis esthétique pour camoufler sa domination sur les sociétés et rehausser son image de mécène (ou de spoliateur, selon le point de vue).

Christian Lapointe, en régisseur de plateau, traverse la scène et aménage la mise en place du spectacle : une console, deux tables, des zones d’éclairage, un projecteur sur roulette, quelques accessoires. La scène s’augmentera en cours de route. Dès que Deneault débute sa vidéoconférence, le comédien délimite l’aire de jeu avec du ruban scotché au sol et bloque la parole en s’en couvrant la bouche. Les dispositifs de contrôle et de mutisme sont en place. L’interprétation du texte peut commencer.

Les trois mots-clefs du philosophe, à savoir le capital qui utilise la gouvernance pour phagocyter l’industrie culturelle, ne s’illustrent pas par une traduction simultanée, mais par les effets secondaires de ce système qui parvient ainsi à exploiter l’acte créatif et à dévoyer les artistes qui se voient contraints à la « déloyauté ».

@ Maxim Paré-Fortin

L’artiste pressurisé meurt au combat

Pendant que le maître parle, les personnages se métamorphosent au gré du texte. Christian revêt les habits du financier, dont une cravate qui devient sa locomotive vers les sommets : détermination, efficacité, succès et fierté. Course contre la montre jusqu’à saturer la scène de sa sueur. Dans un enchaînement désordonné d’actions limites, il s’étouffe avec son urine, s’en gargarise… Il se dénude et court jusqu’à l’épuisement, se flagellant au passage pour s’activer le sang, avant de nous annoncer qu’il veut mourir, exténué. Vaincu et révolté, il brandit la « carte d’affaires » du ministre de la Culture Mathieu Lacombe, dont il superpose le visage à celui de Deneault en train d’expliquer comment les stratégies de gouvernance gouvernementale sacrifient l’art à « l’industrie culturelle », ce néologisme inventé par le capitalisme.

Arrive alors Alix, nue, bien consciente de sa nudité, contrairement au roi. Elle traverse la scène avec timidité, cachant son sexe, pour aller se vêtir. Les deux artistes, jouant désormais leur propre vie, se répondent dans des actions interactives avec des objets symboliques : canard boiteux, flûte enchantée, etc. Puis elle entreprend une lecture à vue des propos du conférencier que l’IA transcrit en un texte projeté par le biais d’un miroir. L’écriture inversée devient illisible. L’improvisation qu’en donne la comédienne vient ainsi complexifier le propos. Ils immortalisent leurs interventions par des autoportraits, les archivant aussitôt dans le nuage numérique.

Leurs actions culminent dans un chaos sémantique qui opère comme une dislocation mentale où le discours savant quitte la sphère de l’intellect pour se réifier dans des gestes dérisoires. La pièce se transforme alors en une manifestation du peuple des arts qui vient saturer l’espace public de cris discordants, en forme de slogans, récupérés par le web et utilisés illico pour créer une œuvre NFT (Jetons Non Fongibles) s’appuyant sur les cryptomonnaies. Toutes les stratégies créatives sont immédiatement récupérées par le capitalisme et ses extensions numériques. Selon Deneault, d’entrée de jeu, le capital a besoin de l’esthétique pour se donner bonne conscience et il a su imposer ses modalités de gouvernance dans toutes les sphères sociopolitiques pour atteindre ce but. Son appétit insatiable dévore toutes les économies, y compris celle de l’art. À preuve cette fellation du ministre de la Culture et des Communications, qui donne la nausée.

Les slogans qui jonchent la scène en fin de partie ne sont que vétilles contre la puissance démesurée des GAFA de ce monde. L’héroïque prestation de Dufresne et Lapointe se veut un objet scénique coup de poing, un projet punk, réjouissant certes, mais rempli de douleur et de désespoir. Comme si toute velléité de résistance demeurait vaine. Voici le seuil où le théâtre frappe un mur qui le fait basculer dans la performance, sans doute le dernier refuge de l’art à l’abri du consumérisme.

@ Maxim Paré-Fortin

Use et abuse

Idéation : Alix Dufresne et Christian Lapointe. Direction de production : Isabelle Tougne. Comptabilité et administration générale : Isabelle Tougne. Direction d’intimité : Auréliane Macé. Avec Alix Dufresne et Christian Lapointe. Une production de Carte Blanche présentée au Périscope du 9 au 13 décembre 2025.