Le monstrueux et le sublime, la danse d’avant-garde comme le théâtre classique institutionnel, les vers de Musset portés avec une élégance sans pareille, une création de Dave St-Pierre où on joue à se cracher dans la bouche : rien ne semble à l’épreuve de Francis Ducharme. Acceptant les projets qui « allument » son esprit et son cœur, l’artiste a dessiné sa propre voie avec une liberté qui le rend difficile à épingler. Charismatique, entier et souple tout à la fois. Jamais banal, en tout cas.
Le comédien et danseur est l’un des rares interprètes, dans la sphère culturelle montréalaise, à avoir un pied dans chacun de ces deux mondes. En raison de cette relative absence de modèle, il a d’ailleurs mis du temps à accepter ce statut hybride d’artiste se partageant, à parts à peu près égales, entre les deux disciplines : « Avant, ça me complexait beaucoup. C’est comme si j’avais un peu l’impression d’être un imposteur. Je ne me sentais pas vraiment danseur parce que je n’ai pas suivi de formation dans une école de danse. Et on a besoin de mettre les gens dans des petites boîtes. » Au théâtre, on le voyait comme « le danseur », tandis que dans le milieu de la danse, il était « l’acteur ». Puis, il a fini par comprendre que c’était ça, son chemin à lui, et qu’il lui revenait de le tracer : « Je n’ai pas à avoir d’exemple. Je peux répéter de la danse contemporaine et, après, faire une audition de voix. C’est possible, parce que je décide de le faire. »
C’est pour lui désormais le même métier d’interprète, mais peaufiné dans deux langues différentes, avec, d’un côté, « toute la complexité et la précision du langage et, de l’autre, tout le mystère de ce qui n’est pas exprimé, et que le corps peut dire ». Adolescent, Francis Ducharme était déjà un spectateur admiratif de danse. Mais c’est sa rencontre avec le chorégraphe Dave St-Pierre, lors de sa troisième année de formation à l’Option-théâtre du collège Lionel-Groulx, qui fut déterminante. « C’est comme s’il m’avait donné la permission de danser. » Ce qu’il fera, avec le reste de sa promotion, dans le No Man’s Land Show, en 2003, puis dans la fameuse Pornographie des âmes. Pas banal, d’amorcer ainsi sa carrière sous l’égide d’un créateur volontiers sulfureux, qui vivait à l’époque avec le spectre d’une mort prématurée. Une angoisse qui « transpirait » dans sa création. Alors tout jeune (il est entré à l’école de théâtre à 17 ans), Francis Ducharme a absorbé la ferveur de cette création sans limites : « Pour moi, il a ouvert une porte sur l’irrévérencieux, le dérangeant et l’inconfort. »
Né à Rouyn-Noranda, au sein d’une famille peu friande d’art, Ducharme explique sa vocation par ce « besoin d’être vu et aimé » qui anime plusieurs interprètes : « Enfant, on fait des spectacles pour avoir le sentiment d’exister dans le regard de l’autre. Je voulais d’abord chanter, puis ça a changé. » Dès la sixième année ou le début du secondaire, il avait consulté les programmes d’inscription – sans savoir comment y répondre – des écoles de théâtre. Mais c’est avec une certaine naïveté, une méconnaissance totale des rouages du métier, qu’il a entrepris sa formation précoce, constate-t-il aujourd’hui. Surtout lorsqu’il se compare avec les étudiant·es actuel·les. « Moi, j’étais très ignorant à propos des agents, de la possibilité de faire de la télévision ou du cinéma… J’avais l’impression que ce serait comme une longue école, qui n’allait pas se terminer. Je n’avais pas de plan de carrière. Je n’étais vraiment pas ambitieux. »
Parcours éclectique
Dans la capsule enregistrée pour les 40 ans de Jeu, en 2016, le comédien confiait qu’il joue pour défier la finalité humaine. Cette possibilité d’incarner des identités multiples, de ne pas se résigner à être une seule chose, il la voit comme un pied de nez à la mort, à la brièveté de notre vie. Ducharme rappelle par contre que son parcours n’est pas uniforme : « J’aime beaucoup, parfois, faire des projets où on ne m’attend pas. Par exemple, une pièce très conventionnelle, parce que j’aime l’histoire ou le personnage. Bien sûr, il y a une grande partie de moi qui préfère l’art qui n’est pas confortable ou qui dérange. Mais je pense que le spectre de l’art est large. » Le sien l’est, en tout cas, même si on limitait sa feuille de route à sa portion théâtrale : du shakespearien Richard III à la très contemporaine création de Guillaume Corbeil Cinq visages pour Camille Brunelle, du performatif Je ne veux pas marcher seul, présenté dans un loft sombre de la rue Beaubien, à la plus traditionnelle La Leçon d’histoire offerte à la compagnie Jean-Duceppe…

Si son intensité sur scène est incontestable, Francis Ducharme trouverait dommage d’être réduit à cette seule caractéristique. Il est prompt à attirer l’attention sur la sobriété de certaines de ses interprétations, comme celles dirigées par Claude Poissant. Ce metteur en scène lui propose toujours des rôles « surprenants », notamment celui de Serge dans Bonjour, là, bonjour de Michel Tremblay et le Perdican d’On ne badine pas avec l’amour d’Alfred de Musset, deux pièces qui mettaient en valeur la sensibilité et la grâce de l’interprète. Le directeur artistique du Théâtre Denise-Pelletier, qui n’aime pas le jeu appuyé, demande d’éviter les effets et de ne rien souligner dans le texte à ce comédien capable, au contraire, de « mettre beaucoup de bûches dans le foyer » et de brûler les planches. « C’est agréable, comme interprète, d’aller dans cette sobriété. Il faut vraiment faire confiance au texte, au metteur en scène. On n’a pas besoin, par insécurité, de ponctuer tout, de révéler son monde intérieur. »
Corps et parole
Cet acteur qu’on imagine facilement en jeune premier a, étrangement, souvent été sollicité pour des personnages plutôt torturés, voire des rôles de vilains. « Désormais, c’est uniquement jouissif d’aller dans ces zones si noires. Auparavant, jouer ces personnages m’abîmait peut-être davantage. Je les traînais un peu plus à la maison. C’est dur, comme interprète, de savoir quand finit le travail. On ne peut pas se mettre à off. Jamais. »
Pour Francis Ducharme, la rêverie autour de ses personnages est fondamentale. Il est constamment à l’affût de ce qui pourrait les nourrir, toute observation est une matière potentielle à engranger (il note ainsi ma posture « intéressante » durant l’entrevue…). Pour construire ses compositions, le comédien s’affaire à « remplir ce qui n’est pas écrit, à remplir les blancs entre les paragraphes ». « La plupart du temps, c’est quelque chose que j’alimente de l’intérieur vers l’extérieur. Mais la démarche du personnage peut arriver très tôt, et elle va déterminer des choses », précise-t-il.

Ses premières impulsions peuvent toutefois être trompeuses, parfois. Le comédien cite le tourmenté Rogojine, qu’il campait dans L’Idiot de Dostoïevski au Théâtre du Nouveau Monde (TNM) : il lui avait d’abord trouvé une attitude de petit coq, très conquérante. « Mais, finalement, ce n’était pas du tout ça. C’est au contraire un être qui a un trou dans la poitrine. » Il le mime, en se recroquevillant sur lui-même. L’allure confiante qu’il avait imaginée n’était donc que la projection de ce que Rogojine voudrait être : « Mon impulsion était juste. Mais il fallait la renverser. »
Sa pratique de danseur lui apporte bien sûr une conscience accrue de son corps lorsqu’il fait du théâtre. Il essaie de le sculpter dans l’espace, il est attentif à calibrer son énergie, à comment utiliser « des contractions, des relâchements ». L’année dernière, pour sa première expérience d’enseignement dans son alma mater (« C’était surprenant, je ne pensais pas aimer enseigner, mais j’ai vraiment trippé aux côtés de ces jeunes de 20 ans, qui sont d’une abnégation totale »), son cours portait sur le rapport entre la parole et le corps. C’est son « dada » d’interprète, l’exploration des différents types de relations qu’on peut nouer entre ces deux éléments : harmonieuses, contradictoires, en décalage… Francis Ducharme aime jouer sur cette « espèce de schizophrénie poétique » qui s’installe lorsque le corps, la pensée et la parole d’un personnage ne concordent pas.
Pour lui, le corps sur scène est beaucoup plus théâtral lorsqu’il est en situation de conflit. « Je trouve ça bien plus intéressant. Ainsi, si on regarde la gestuelle dans les spectacles de Brigitte Haentjens, les corps sont plutôt en torsion. Donc, ce sont des corps qui sont en contradiction. Ils deviennent théâtraux en soi. Après, si on ajoute une intention qui ne va pas avec l’émotion exprimée, ça rend les personnages ambigus, pas clairs, mystérieux. C’est intéressant pour les spectateurs et spectatrices, qui sentent que quelque chose cloche. Sans que ce soit souligné, bien sûr. Il ne faut pas faire de l’effet pour faire de l’effet. »
Autant il lui arrive de mettre à profit ses talents de danseur dans certaines scènes de spectacles de théâtre, autant le comédien apprécie l’inverse. « Dans Bonjour, là, bonjour, Serge est un personnage qui, pratiquement, ne fait qu’écouter, qui est planté là et qui subit. À l’exception du moment où il faut que ça explose. J’aime aussi lorsqu’on m’appelle pour ne pas bouger. Pour juste parler. Je n’ai pas envie d’être l’acteur qui danse tout le temps. »
En 2010, Francis Ducharme a été choisi pour une glorieuse aventure qui aurait pu faire dévier complètement sa trajectoire. Il est parti pendant un an pour participer à la création, en Belgique, de Babel, œuvre des prestigieux chorégraphes Sidi Larbi Cherkaoui et Damien Jalet. Un projet « hallucinant », porté par 13 danseurs de différentes nationalités, qui a entraîné plusieurs tournées internationales les années suivantes. Très nourrissante, l’expérience l’a sorti de son « petit nombril », dit-il, et lui a ouvert les yeux sur d’autres façons de créer, sur un art plus baroque, qui mélange les genres. Mais l’interprète ne voulait pas perdre les relations artistiques qu’il avait commencé à cultiver au Québec. Au lieu de poursuivre les tournées, il a donc accepté le rôle de Filch que lui offrait Brigitte Haentjens dans L’Opéra de quat’sous (créé à l’Usine C en 2012) : « Je suis revenu parce que j’aime les créateurs d’ici. »
Polyamour artistique
Ducharme paraît entretenir un rapport privilégié avec quelques metteur·es en scène ou chorégraphes, qui lui sont fidèles, et vice versa. Depuis Le Traitement, en 2005, le comédien a collaboré quatre fois avec Claude Poissant, l’un des premiers à lui faire confiance, trois fois avec Haentjens (dont pour la chorégraphie Ta douleur en 2013). Il a été un fréquent et remarqué participant – agissant aussi, dans certains spectacles, en tant que collaborateur à la direction artistique – des mémorables happenings conçus par son ami Loui Mauffette, Poésie, sandwich et autres soirs qui penchent et Dans les charbons. Ces relations multiples, il les appelle à la blague le polyamour. Une manière de nourrir le désir mutuel de deux artistes de travailler ensemble en allant régulièrement voir ailleurs. Un lien qu’on approfondit de spectacle en spectacle : « Chacun de ces créateurs a ses obsessions précises. Un langage se développe, alors on n’a pas besoin de beaucoup parler. Mais parfois, c’est agréable de challenger ça aussi, de les surprendre en leur proposant une direction qui n’est pas attendue. » Passer d’un univers à l’autre stimule sa créativité, en lui demandant de se transformer, de changer de méthode de travail selon ses partenaires.
En salle de répétitions, Ducharme est un collaborateur qui dit oui à tout, prêt à tout tenter. Sans peur ni pudeur. « Des fois, je sais que ça ne marchera pas, mais je l’essaye quand même de bonne foi. Surtout pour des personnes avec qui je travaille depuis longtemps. Claude [Poissant] me dit parfois : toi, tu es game de faire n’importe quoi. »
C’est son rôle d’interprète de servir les visions de créateurs et de créatrices qu’il admire. Et de prendre sa « juste place », pas plus, dans une œuvre artistique. Il voit souvent des acteurs et des actrices qui « se déploient trop », par rapport à ce que la pièce exige : « Qu’est-ce qu’on vient voir ? Est-ce au service de l’œuvre ? Là, ça cabotine ou ça devient trop personnel. Tel acteur, c’est juste lui, finalement, qu’on voit. Il y a des metteur·es en scène comme ça aussi : leur signature est tellement forte qu’on n’entend plus le texte. C’est comme tirer toute la couverture à soi. »
Francis Ducharme a beau avoir tâté de la chorégraphie (avec Celui qui aime est à Dachau, en collaboration avec Sophie Dalès, en 2009), une expérience où il a pris plaisir à se « mouiller », il trouve complètement sa part de création, pour le moment, dans la fonction d’interprète. En fait, il adore être dirigé. « C’est pour ça que je fais ce métier-là. C’est un plaisir d’être bien dirigé. De réussir à trouver comment être libre, à travers toutes les contraintes et la précision requise. » Le comédien évoque alors le défi qu’a posé son récent rôle dans Britannicus, au TNM. Difficile de cumuler la maîtrise des alexandrins avec l’accomplissement de diverses actions sur scène, tout en portant les intentions de son personnage : « Au départ, ce n’était pas confortable. C’était davantage comme une cage. Mais oui, je pense qu’être dirigé de façon très serrée, très soutenue, peut permettre de devenir très libre avec le temps. »
L’offre que lui a faite Florent Siaud de jouer du Racine avait d’ailleurs pris Ducharme par surprise. Trois jours plus tôt, lors d’une discussion avec le metteur en scène de Toccate et Fugue (où il jouait un petit rôle de douchebag, qui n’arrivait qu’à la fin), le comédien avait émis ce commentaire plutôt audacieux : « Je n’ai jamais vu de tragédie que j’ai aimée. Peut-être Phèdre, dirigée par Patrice Chéreau, avec Dominique Blanc… » Pour l’interprète, la tragédie classique peut être fort « galvanisante », pourtant, il a « l’impression que, comme spectateur, on s’emmerde toujours ». Il estime que ce type de théâtre est souvent trop rigide, statique, « vertical et pompeux » : « Nous, on voulait que Britannicus bouge, que ce soit habité, moderne. » Lui-même a joué son Néron en songeant à son impact, en cherchant à créer une interprétation qui surprenne, qui sorte des sentiers battus. Depuis notre entretien, l’Association québécoise des critiques de théâtre a décerné à Francis Ducharme le Prix de l’interprétation masculine 2019 pour son incarnation de Néron. Un tyran qu’il a rendu à la fois troublant, vulnérable et enfantin, dansant sur la ligne des genres, basculant du masculin au féminin.
Un espace sacré
Il a beau être éclectique, le comédien n’a pas peur de refuser les rôles qu’il estime ne pas lui convenir. Même si ce peut être angoissant, lorsqu’on décline deux projets successivement… « Mais, au final, le théâtre, c’est tellement exigeant. Si on ne trippe pas, c’est se faire violence. Alors, si tu n’as pas les bons motifs pour jouer ou si tu es là à moitié, ça ne vaut pas la peine. » Son instinct le trompe rarement : « Je suis la plupart du temps très heureux dans les shows que je fais. »
Pour Francis Ducharme, la scène est un lieu spécial. Un espace qui, spontanément, lui évoque les mots suivants : « Érotisme. Sacrifice. Communion. Sacré et son contraire, irrévérencieux. » Des années après la fin de sa formation, il se souvient encore des questions confrontantes posées par la metteure en scène Alice Ronfard à sa classe d’étudiant·es en jeu : « Qui es-tu, toi, acteur, pour avoir la prétention d’être sur scène ? De pouvoir retenir notre attention alors qu’on est tous dans le noir ? Avec ton flambeau, comment vas-tu nous éclairer ? »
Et c’est vrai qu’il y a une responsabilité à être sur scène, convient-il : « Parce que la temporalité au théâtre est particulière. On dirait qu’on sent qu’on perd notre temps si c’est ennuyant, ou si on ressent une vacuité. On sent qu’on pourrait mourir, parce qu’il s’y déroule une chose vaine, une espèce de tentative inachevée. C’est lourd. »
D’où cette obligation d’avoir un impact sur le public : « Pour ça, il faut qu’il se passe quelque chose chez l’interprète. Si celui-ci sent les émotions pour vrai, s’il s’engage pour vrai, s’il se met réellement en péril, je pense que le public va le percevoir. C’est drôle de parler de danger parce que, contrairement à l’artiste de cirque, on ne risque pas de tomber et de se faire mal. Mais il y a un vertige à trouver l’endroit en soi où on est fragile, et où cette fragilité peut devenir une force aussi. Une puissance qui vibre sur scène. »