Si cette pièce, la deuxième de Mamet sur nos planches cet hiver, vous fait penser à la célèbre affaire d’un certain DSK – survenue deux ans après sa création, en 2009 −, c’est qu’elle raconte une histoire tristement banale. Ce qui n’enlève rien à la gravité du propos. Ni à sa pertinence. Programmée par Duceppe en plein Mois de l’histoire des Noirs, avec en arrière-plan les nombreuses «bavures» raciales qui défrayent la chronique américaine, sur fond d’abus de pouvoir et d’injustices sociales, portée par la mise en scène juste et précise de Martine Beaulne, et par une équipe de comédiens au naturel convaincant, elle apparaît aussi actuelle qu’efficace.
Reprenons le scénario: accusé d’avoir violé une jeune femme noire, Charles Strickland, un riche client blanc, vient demander à un cabinet d’avocats de le défendre. Bien sûr, il est innocent, la fille était consentante, etc. Son choix est déjà biaisé: des deux associés, l’un est blanc (Benoît Gouin, remarquable d’autorité) et il a engagé l’autre, ainsi que la stagiaire, qui tous deux sont noirs. Et naturellement interprétés par deux comédiens noirs au jeu parfaitement adéquat (Frédéric Pierre et Myriam De Verger). Si elle n’était pas autant d’actualité, je ne mentionnerais même pas la question du blackface tant elle paraît incongrue ici.
Revenons à notre spectacle. Dans un suspense prenant, dans une atmosphère de course contre la montre (en anglais «race» veut aussi dire compétition), constamment relancés par des rebondissements, tant juridiques que psychologiques, Mamet, Martine Beaulne et les quatre comédiens vont nous mener à un dénouement aussi brutal qu’ambigu. Entre-temps, des verrous auront sauté, on aura entrevu quelques vérités, la stagiaire – parce que jeune, parce que femme, parce que noire – aura joué son rôle de détonateur et les quatre comparses auront été obligés de dévoiler un peu ce qui les motive. Et ce qui nous motive, nous aussi, assis dans l’obscurité et contraints de nous faire une opinion, de «juger», comme si nous étions membres du jury. À la culpabilité des uns répondra la honte des autres, la loi du mensonge pour tous, et la vérité restera incertaine. D’ailleurs, pour les avocats, comme pour leur client, l’important, ce n’est pas de «rechercher la vérité», mais de gagner.
Ce qui est le plus intéressant – le plus courageux aussi – chez ce maître de la lucidité qu’est David Mamet, c’est son refus de la rectitude politique. Si Jack Lawson, l’avocat blanc, pratique le mépris des hommes avec un cynisme consommé (la preuve qui tue, la fameuse robe à paillettes, c’est de lui), celui-ci n’épargne personne: «J’pense que tout l’monde est imbécile et que les Noirs n’font pas exception.» Et c’est Henry Brown, son associé, qui, après avoir «acheté» l’argument spécieux de la robe, sera le plus enragé contre Susan quand ils découvriront que la loyauté de leur stagiaire, va… ailleurs. Enfin, poussé dans ses derniers retranchements par l’intelligente jeune femme, Lawson finira par admettre que oui, il pense que les Noirs bénéficient du principe de la discrimination positive.
Dans ce style d’action qui caractérise Mamet, l’argumentation comme la discussion sont sous le signe de l’efficacité et du combat. Les monologues impitoyables des avocats sont déjà des plaidoiries. Quant aux dialogues, à la syntaxe hachée de silences, où chaque mot porte, leur rythme accéléré n’accorde aucun répit à l’adversaire. C’est aussi la marque de l’exemplaire traduction de Maryse Warda, dont la cadence et le vocabulaire apparaissent si naturellement québécois – tout en suivant exactement le tempo de Mamet – qu’on dirait un texte original.
On l’aura compris, le théâtre de Mamet laisse toute sa place au texte. Comme le décor – un bureau anonyme –, la mise en scène de Martine Beaulne semble aller de soi. Apparemment réaliste, elle est beaucoup plus fouillée qu’elle en a l’air. Les déplacements des protagonistes ont quelque chose de géométrique. À deux, à trois, plus rarement à quatre, ils suivent une sorte de mathématique dramatique, Lawson et Brown acculant Strickland, ou se heurtant entre eux ou affrontant Susan. Au dernier tableau, la stagiaire est à la pointe avancée d’un triangle dont les avocats forment les deux autres coins. Puis, la jeune femme partie, ils se retrouvent chacun d’un côté de la scène, Lawson dans sa chemise blanche, Brown dans son complet sombre. Et seuls.
Texte: David Mamet. Traduction: Maryse Warda. Mise en scène: Martine Beaulne. Scénographie: Richard Lacroix. Costumes: Daniel Fortin. Éclairages: Guy Simard. Musique: Ludovic Bonnier. Accessoires: Normand Blais. Avec Benoît Gouin, Frédéric Pierre, Henri Chassé et Myriam De Verger. Au Théâtre Jean-Duceppe jusqu’au 26 mars 2016. En tournée à travers le Québec du 19 janvier au 25 mars 2018.
Si cette pièce, la deuxième de Mamet sur nos planches cet hiver, vous fait penser à la célèbre affaire d’un certain DSK – survenue deux ans après sa création, en 2009 −, c’est qu’elle raconte une histoire tristement banale. Ce qui n’enlève rien à la gravité du propos. Ni à sa pertinence. Programmée par Duceppe en plein Mois de l’histoire des Noirs, avec en arrière-plan les nombreuses «bavures» raciales qui défrayent la chronique américaine, sur fond d’abus de pouvoir et d’injustices sociales, portée par la mise en scène juste et précise de Martine Beaulne, et par une équipe de comédiens au naturel convaincant, elle apparaît aussi actuelle qu’efficace.
Reprenons le scénario: accusé d’avoir violé une jeune femme noire, Charles Strickland, un riche client blanc, vient demander à un cabinet d’avocats de le défendre. Bien sûr, il est innocent, la fille était consentante, etc. Son choix est déjà biaisé: des deux associés, l’un est blanc (Benoît Gouin, remarquable d’autorité) et il a engagé l’autre, ainsi que la stagiaire, qui tous deux sont noirs. Et naturellement interprétés par deux comédiens noirs au jeu parfaitement adéquat (Frédéric Pierre et Myriam De Verger). Si elle n’était pas autant d’actualité, je ne mentionnerais même pas la question du blackface tant elle paraît incongrue ici.
Revenons à notre spectacle. Dans un suspense prenant, dans une atmosphère de course contre la montre (en anglais «race» veut aussi dire compétition), constamment relancés par des rebondissements, tant juridiques que psychologiques, Mamet, Martine Beaulne et les quatre comédiens vont nous mener à un dénouement aussi brutal qu’ambigu. Entre-temps, des verrous auront sauté, on aura entrevu quelques vérités, la stagiaire – parce que jeune, parce que femme, parce que noire – aura joué son rôle de détonateur et les quatre comparses auront été obligés de dévoiler un peu ce qui les motive. Et ce qui nous motive, nous aussi, assis dans l’obscurité et contraints de nous faire une opinion, de «juger», comme si nous étions membres du jury. À la culpabilité des uns répondra la honte des autres, la loi du mensonge pour tous, et la vérité restera incertaine. D’ailleurs, pour les avocats, comme pour leur client, l’important, ce n’est pas de «rechercher la vérité», mais de gagner.
Ce qui est le plus intéressant – le plus courageux aussi – chez ce maître de la lucidité qu’est David Mamet, c’est son refus de la rectitude politique. Si Jack Lawson, l’avocat blanc, pratique le mépris des hommes avec un cynisme consommé (la preuve qui tue, la fameuse robe à paillettes, c’est de lui), celui-ci n’épargne personne: «J’pense que tout l’monde est imbécile et que les Noirs n’font pas exception.» Et c’est Henry Brown, son associé, qui, après avoir «acheté» l’argument spécieux de la robe, sera le plus enragé contre Susan quand ils découvriront que la loyauté de leur stagiaire, va… ailleurs. Enfin, poussé dans ses derniers retranchements par l’intelligente jeune femme, Lawson finira par admettre que oui, il pense que les Noirs bénéficient du principe de la discrimination positive.
Dans ce style d’action qui caractérise Mamet, l’argumentation comme la discussion sont sous le signe de l’efficacité et du combat. Les monologues impitoyables des avocats sont déjà des plaidoiries. Quant aux dialogues, à la syntaxe hachée de silences, où chaque mot porte, leur rythme accéléré n’accorde aucun répit à l’adversaire. C’est aussi la marque de l’exemplaire traduction de Maryse Warda, dont la cadence et le vocabulaire apparaissent si naturellement québécois – tout en suivant exactement le tempo de Mamet – qu’on dirait un texte original.
On l’aura compris, le théâtre de Mamet laisse toute sa place au texte. Comme le décor – un bureau anonyme –, la mise en scène de Martine Beaulne semble aller de soi. Apparemment réaliste, elle est beaucoup plus fouillée qu’elle en a l’air. Les déplacements des protagonistes ont quelque chose de géométrique. À deux, à trois, plus rarement à quatre, ils suivent une sorte de mathématique dramatique, Lawson et Brown acculant Strickland, ou se heurtant entre eux ou affrontant Susan. Au dernier tableau, la stagiaire est à la pointe avancée d’un triangle dont les avocats forment les deux autres coins. Puis, la jeune femme partie, ils se retrouvent chacun d’un côté de la scène, Lawson dans sa chemise blanche, Brown dans son complet sombre. Et seuls.
Race
Texte: David Mamet. Traduction: Maryse Warda. Mise en scène: Martine Beaulne. Scénographie: Richard Lacroix. Costumes: Daniel Fortin. Éclairages: Guy Simard. Musique: Ludovic Bonnier. Accessoires: Normand Blais. Avec Benoît Gouin, Frédéric Pierre, Henri Chassé et Myriam De Verger. Au Théâtre Jean-Duceppe jusqu’au 26 mars 2016. En tournée à travers le Québec du 19 janvier au 25 mars 2018.