Critiques

The Pixelated Revolution et 33 tours et quelques secondes : Sur le fil

Mettre en scène la mort, même la sienne. Jusqu’à la dernière seconde, garder l’œil dans le viseur : filmer celui qui nous tuera, qui tentera de faire disparaitre la preuve de sa propre existence. Avant de se suicider, filmer un message d’adieu, alors que l’on agit déjà à titre de mort, mais que les mots nous empêchent de franchir la ligne entre l’ici et l’au-delà.

La soirée double proposée par l’artiste libanais Rabih Mroué, œuvrant d’abord en solo dans le cadre d’une « conférence non académique », puis retrouvant sa complice Lina Saneh dans un spectacle entre installation, performance et objet théâtral, ouvre toute grande une boîte de Pandore version 2.0. Peut-on encore disparaître ? Si quelqu’un est témoin de ce que nous avons vu au moment de notre mort et que ce dernier est vivant, sommes-nous vraiment morts ?

The Pixelated Revolution ne déjoue pas les codes de la conférence traditionnelle : Rabih Mroué lit son texte, soutenant son propos par des extraits vidéo ou des analyses plan par plan. En s’inspirant du Dogme 95 des Danois Lars von Trier et Thomas Vinterberg, il offre des pistes pour filmer une démonstration sans que manifestants ou cinéaste amateur aient à subir des interrogations musclées ultérieures. Troublant.

Il nous rappelle aussi que dans cette ère de technologie portable, la caméra n’a plus besoin de reposer sur un tripode et devient partie intégrante du corps, prothèse optique même, pouvant aller jusqu’à flouer les plus élémentaires réflexes. En se transformant en spectateur, celui qui filme perd en effet l’instinct de se sauver, l’œil de la caméra/caméraman narguant celui du tireur, la mort se déroulant donc hors champ. Les images nous empêcheraient-elles aujourd’hui de mourir?

Le spectateur ayant vu certaines de ses certitudes déboulonnées dans un premier temps, 33 tours et quelques secondes prend alors une puissance décuplée. Cette fois, on ne meurt pas hors champ – le dramaturge Diyaa Yamout s’étant filmé avant de se donner la mort.

Pourtant, ici aussi, la mort semble irréelle, le personnage central, absent (les diverses technologies remplacent ici les témoins ou acteurs), continuant de vivre à travers les commentaires laissés sur sa page Facebook, les textos ou les appels qu’il reçoit, les reportages que l’on fait à son sujet à la télé nationale. On lui offre une sépulture contre sa volonté, alimente sa légende, l’empêche de trouver un repos – ou du moins un certain anonymat. « Pour tuer quelqu’un, il faut sortir de la langue… Tu aurais dû ne jamais parler », enregistrera d’ailleurs une ancienne amante sur le répondeur du disparu. « Le mot est une arme à double tranchant : il peut soit révéler la vérité, soit tuer son porteur. »

Peut-on encore avoir une vie – et une mort – qui soit à nous seuls? 33 tours et quelques secondes brouille adroitement les repères, mêlant témoignages réels et inventés, codes entre installation et performance, le propos étant articulé de façon théâtrale – même si aucun acteur n’interagit avec le public –, porté par une réelle montée dramatique.

Faux théâtre documentaire? Peut-être. Geste politique? Assurément. L’œuvre questionne, interpelle, stimule. « The Revolution will not be televised », scandait en 1970 Gil Scott-Heron. Vraiment ?

The Pixelated Revolution

Texte de Rabih Mroué. Une production de Rabih Mroué. Présenté dans le cadre du FTA au Musée McCord jusqu’au 7 juin 2014.

33 tours et quelques secondes

Texte et mise en scène de Rabih Mroué et Lina Saneh. Une production de Rabih Mroué et Lina Saneh. Présenté dans le cadre du FTA au Théâtre Rouge du Conservatoire jusqu’au 7 juin 2014.

 

Lucie Renaud

À propos de

Décédée en 2016, elle était professeure, journaliste et rédactrice spécialisée en musique classique, en théâtre et en nouvelle littérature québécoise.