Lové entre papiers épars que je souhaiterais consulter, élégamment étendu sur les copies à corriger, ou encore assis sur le livre dont j’aimerais citer un passage, mon chat a élu ma table de travail comme espace vital de prédilection. Il y sommeille, y paresse de longues heures, s’y installe pour scruter, par la fenêtre, le va-et-vient des écureuils dans la ruelle, ou encore pour se laver le museau. Mais, surtout, il aime y venir pour poser sur moi un regard que je ne suis pas encore parvenue, bien que je l’interroge depuis dix ans, à déchiffrer. Qu’y a-t-il derrière ces grands yeux verts, tantôt mi-clos, tantôt fixant quelque forme invisible dans l’espace, tantôt me toisant ? L’expression d’un bien-être tranquille ou celle du mépris condescendant de celui qui, possédant une connaissance qui m’échappe, sait vaines toutes les tentatives de chercher, à travers le langage et la réflexion, une parcelle de sens dans le monde où nous vivons ? Que pense mon chat qui m’observe au travail, accompagnant parfois le murmure du moteur de mon ordinateur de son doux ronron ? Que sait-il que j’ignore ?
Parce qu’ils me semblent mystérieux et souvent dérangeants, ce sont peut-être ce regard et cette présence de l’animal domestique dans mon quotidien qui m’ont donné l’idée d’un dossier sur les animaux au théâtre. Mais, au-delà de ces motivations bien personnelles, il semble que la question de l’animal dans l’art connaisse un regain d’intérêt. Expositions, livres d’art, romans, essais, spectacles théâtraux, recueils de poésie : une multitude d’œuvres artistiques récentes témoignent d’une curiosité renouvelée pour l’animalité, tant dans la littérature que dans les arts visuels et de la scène. Aujourd’hui, les animaux fascinent ; les recherches biotechnologiques et nos préoccupations écologiques contemporaines expliquent sans doute en partie cette attention ravivée.
Or l’animal, on le sait, constitue un sujet, un thème fondateur. Il apparaît dans les premières manifestations artistiques de l’humanité, sur les murs des grottes préhistoriques, et participe à la naissance du théâtre : l’origine de la tragédie grecque est en effet liée au rite sacrificiel de l’animal, le bouc, en l’honneur de Dionysos. Modèle fascinant, la bête habite les légendes et les mythes, inspire les danses primitives, donne une forme aux dieux. Ailleurs, non plus présence complice ou suggestive, l’animal est plutôt représenté comme un double inhumain de l’homme, figure repoussoir et repoussante de la sauvagerie. La bête effraie, rugit, incarne la férocité refoulée, gisant cependant toujours dans l’homme. Ailleurs encore, dans le monde de l’enfant bercé par les contes, les animaux sont tantôt les compagnons rassurants, tantôt les symboles du mal, êtres dont le caractère s’avère souvent ambigu : ils sont drôles ou méchants, affables ou pernicieux, sages ou voraces.
Ce dossier donne un aperçu des multiples et contrastées représentations de l’animal au théâtre, de même que de ses diverses présences sur la scène. La bête est d’abord, parfois, véritablement convoquée sur le plateau. Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, spécialiste des questions d’éthique, s’interroge dans le texte d’ouverture sur la responsabilité des hommes qui se servent de l’animal comme objet dans l’art contemporain. Existe-t-il des motifs justifiant son utilisation comme divertissement ? Cette question, complexe, se trouve ensuite illustrée par deux exemples choisis par Rosaline Deslauriers. Autre forme de vivant sur scène qui concurrence l’acteur, l’animal apporte un facteur de risque supplémentaire sur le plateau au Théâtre du Lierre et, utilisé par Rodrigo Garcia, il ébranle complètement le spectateur. Françoise Boudreault évoque quant à elle la présence sur scène d’un animal, dressé, qui partage la vie de l’homme depuis des siècles : le cheval. Elle définit le théâtre équestre, puis présente un historique et un panorama de ses formes actuelles.
L’animal renseigne l’homme, qui, pour en savoir davantage sur lui-même et sur le monde, observe ses mouvements, ses aptitudes, son langage. Il devient l’objet d’une recherche gestuelle pour le danseur, comme en témoignent les textes d’Ariane Fontaine et de Guylaine Massoutre. La première s’intéresse à la figure chevaline, qui offre un espace de tension entre contrôle et laisser-aller, tandis que la seconde présente des chorégraphes et des danseurs sondant les frontières entre l’homme et l’animal afin de développer leur langage gestuel, ou qui explorent « l’état animal » dans la création. La bête est aussi étudiée par les acteurs, ces « étranges animaux », selon la formule de Molière. Lise Gagnon en a rencontré deux, Francine Alepin et Jean-François Casabonne, qui ont chacun interprété plusieurs animaux au théâtre, puisant dans ces rôles un moteur de création pour un théâtre plus libre.
Côté dramaturgie, l’animal devient personnage. Patricia Belzil propose un bestiaire abondamment illustré, dans lequel elle sélectionne, parmi d’innombrables cas de figure, les personnages d’animaux l’ayant le plus marquée dans le théâtre jeunes publics québécois des vingt dernières années. Christian Saint-Pierre s’intéresse quant à lui au meilleur ami de l’homme, qui accompagne aussi fidèlement les auteurs dans leur imaginaire, et relève quelques occurrences du chien dans la dramaturgie québécoise contemporaine. Conférant au dossier une perspective historique, le texte d’Isabelle Martin aborde le théâtre comique du XVIIIe siècle, où les animaux permettent la production d’une allégorie et sont tantôt silencieux, tantôt bavards. Luc Moquin présente ensuite un dialogue où un chimpanzé prend la parole pour étudier la tension entre raison et instinct dans le personnage. Le singe, on s’en doute, s’y avère moins bête que son interlocuteur humain.
Les auteurs Catherine Cyr et Patrick Leroux, en présentant des extraits de leurs pièces, évoquent quant à eux l’animal comme source d’inspiration créatrice. Enfin, une bête prend la plume : la marionnette-auteur Loup Bleu offre une réflexion, dûment appuyée de références philosophiques, sur les rapports entre l’homme et l’animal et sur les créations du Théâtre du Sous-marin jaune. Il va sans dire que le dossier se clôt sur une note tout à la fois savante et lou(p)foque. L’animal au théâtre, tel que présenté dans ce numéro, se révèle moins utilisé, aujourd’hui, pour construire une métaphore ou une allégorie ; il donne l’occasion de développer des formes nouvelles, d’interroger l’art et la condition humaine.
Aussi dans Jeu 130
Ce numéro contient également des critiques de spectacles choisis par la rédaction et des compte rendus de festivals : Annie Baillargeon Fortin relate son expérience au Festival international de Théâtre Action (Belgique), tandis que Françoise Boudreault évoque une collaboration entre le Québec et l’Italie lors du Festival ManiganSes. Fait à noter, à la suite du compte rendu du Carrefour international de Québec 2008, préparé par Caroline Garand, nous annonçons quelques primeurs que Marie Gignac a bien voulu nous dévoiler : ces spectacles seront présentés lors de la dixième édition du festival, au printemps 2009. Ailleurs dans le numéro, Sylvain Lavoie relate la naissance du Théâtre Populaire du Québec, et Brigitte Purkhardt rend compte de la remise des prix Europe à Thessalonique (Grèce), puis du congrès de l’AICT (Sofia, Bulgarie), où a été abordée la question de l’émergence d’un théâtre de violence, auquel les participants ont opposé le défi d’un théâtre humaniste. Enfin, en écho au dossier, le metteur en scène Gregory Hlady inaugure une nouvelle rubrique, « Carte blanche », espace de liberté offert aux créateurs, en nous invitant dans les coulisses du spectacle Cœur de chien. Il nous livre quelques réflexions qui nourrissent sa création en cours. Bonne lecture !
Nouveau Jeu
Par Michel Vaïs, rédacteur en chef
Vous tenez entre les mains notre nouveau Jeu. Nouveau papier, nouvelle grille graphique, objet tout neuf. Si c’est un truisme de dire que notre équipe est stable – ce qui ne veut pas dire immobile –, c’est encore plus vrai en ce qui concerne le graphisme. En 32 ans d’existence, la revue n’a connu que deux graphistes : Luc Mondou, qui est décédé en 1995, un an avant que nous célébrions nos vingt ans, et Mathilde Hébert, qui a pris la relève avec Jeu 79. Nous avions déjà changé de format avec Jeu 50, élargissant nos numéros de quatre centimètres et demi. Par la suite, Mathilde a aussi fait évoluer la revue sur le plan visuel par mille détails pour en rendre la lecture plus agréable. Et voilà qu’après douze ans de loyaux services, elle tire sa révérence. Nous ne saurons jamais assez la remercier. C’était l’occasion toute trouvée pour redonner un coup de jeunesse à notre institution devenue vénérable, aussi sommes-nous heureux d’accueillir aujourd’hui nos nouveaux graphistes à qui nous souhaitons longue vie au sein de l’équipe de Jeu : Folio et Garetti. Du même coup, les « Cahiers de théâtre Jeu » deviennent, sur la couverture, « Jeu Revue de théâtre ». Tout simplement.
Lové entre papiers épars que je souhaiterais consulter, élégamment étendu sur les copies à corriger, ou encore assis sur le livre dont j’aimerais citer un passage, mon chat a élu ma table de travail comme espace vital de prédilection. Il y sommeille, y paresse de longues heures, s’y installe pour scruter, par la fenêtre, le va-et-vient des écureuils dans la ruelle, ou encore pour se laver le museau. Mais, surtout, il aime y venir pour poser sur moi un regard que je ne suis pas encore parvenue, bien que je l’interroge depuis dix ans, à déchiffrer. Qu’y a-t-il derrière ces grands yeux verts, tantôt mi-clos, tantôt fixant quelque forme invisible dans l’espace, tantôt me toisant ? L’expression d’un bien-être tranquille ou celle du mépris condescendant de celui qui, possédant une connaissance qui m’échappe, sait vaines toutes les tentatives de chercher, à travers le langage et la réflexion, une parcelle de sens dans le monde où nous vivons ? Que pense mon chat qui m’observe au travail, accompagnant parfois le murmure du moteur de mon ordinateur de son doux ronron ? Que sait-il que j’ignore ?
Parce qu’ils me semblent mystérieux et souvent dérangeants, ce sont peut-être ce regard et cette présence de l’animal domestique dans mon quotidien qui m’ont donné l’idée d’un dossier sur les animaux au théâtre. Mais, au-delà de ces motivations bien personnelles, il semble que la question de l’animal dans l’art connaisse un regain d’intérêt. Expositions, livres d’art, romans, essais, spectacles théâtraux, recueils de poésie : une multitude d’œuvres artistiques récentes témoignent d’une curiosité renouvelée pour l’animalité, tant dans la littérature que dans les arts visuels et de la scène. Aujourd’hui, les animaux fascinent ; les recherches biotechnologiques et nos préoccupations écologiques contemporaines expliquent sans doute en partie cette attention ravivée.
Or l’animal, on le sait, constitue un sujet, un thème fondateur. Il apparaît dans les premières manifestations artistiques de l’humanité, sur les murs des grottes préhistoriques, et participe à la naissance du théâtre : l’origine de la tragédie grecque est en effet liée au rite sacrificiel de l’animal, le bouc, en l’honneur de Dionysos. Modèle fascinant, la bête habite les légendes et les mythes, inspire les danses primitives, donne une forme aux dieux. Ailleurs, non plus présence complice ou suggestive, l’animal est plutôt représenté comme un double inhumain de l’homme, figure repoussoir et repoussante de la sauvagerie. La bête effraie, rugit, incarne la férocité refoulée, gisant cependant toujours dans l’homme. Ailleurs encore, dans le monde de l’enfant bercé par les contes, les animaux sont tantôt les compagnons rassurants, tantôt les symboles du mal, êtres dont le caractère s’avère souvent ambigu : ils sont drôles ou méchants, affables ou pernicieux, sages ou voraces.
Ce dossier donne un aperçu des multiples et contrastées représentations de l’animal au théâtre, de même que de ses diverses présences sur la scène. La bête est d’abord, parfois, véritablement convoquée sur le plateau. Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, spécialiste des questions d’éthique, s’interroge dans le texte d’ouverture sur la responsabilité des hommes qui se servent de l’animal comme objet dans l’art contemporain. Existe-t-il des motifs justifiant son utilisation comme divertissement ? Cette question, complexe, se trouve ensuite illustrée par deux exemples choisis par Rosaline Deslauriers. Autre forme de vivant sur scène qui concurrence l’acteur, l’animal apporte un facteur de risque supplémentaire sur le plateau au Théâtre du Lierre et, utilisé par Rodrigo Garcia, il ébranle complètement le spectateur. Françoise Boudreault évoque quant à elle la présence sur scène d’un animal, dressé, qui partage la vie de l’homme depuis des siècles : le cheval. Elle définit le théâtre équestre, puis présente un historique et un panorama de ses formes actuelles.
L’animal renseigne l’homme, qui, pour en savoir davantage sur lui-même et sur le monde, observe ses mouvements, ses aptitudes, son langage. Il devient l’objet d’une recherche gestuelle pour le danseur, comme en témoignent les textes d’Ariane Fontaine et de Guylaine Massoutre. La première s’intéresse à la figure chevaline, qui offre un espace de tension entre contrôle et laisser-aller, tandis que la seconde présente des chorégraphes et des danseurs sondant les frontières entre l’homme et l’animal afin de développer leur langage gestuel, ou qui explorent « l’état animal » dans la création. La bête est aussi étudiée par les acteurs, ces « étranges animaux », selon la formule de Molière. Lise Gagnon en a rencontré deux, Francine Alepin et Jean-François Casabonne, qui ont chacun interprété plusieurs animaux au théâtre, puisant dans ces rôles un moteur de création pour un théâtre plus libre.
Côté dramaturgie, l’animal devient personnage. Patricia Belzil propose un bestiaire abondamment illustré, dans lequel elle sélectionne, parmi d’innombrables cas de figure, les personnages d’animaux l’ayant le plus marquée dans le théâtre jeunes publics québécois des vingt dernières années. Christian Saint-Pierre s’intéresse quant à lui au meilleur ami de l’homme, qui accompagne aussi fidèlement les auteurs dans leur imaginaire, et relève quelques occurrences du chien dans la dramaturgie québécoise contemporaine. Conférant au dossier une perspective historique, le texte d’Isabelle Martin aborde le théâtre comique du XVIIIe siècle, où les animaux permettent la production d’une allégorie et sont tantôt silencieux, tantôt bavards. Luc Moquin présente ensuite un dialogue où un chimpanzé prend la parole pour étudier la tension entre raison et instinct dans le personnage. Le singe, on s’en doute, s’y avère moins bête que son interlocuteur humain.
Les auteurs Catherine Cyr et Patrick Leroux, en présentant des extraits de leurs pièces, évoquent quant à eux l’animal comme source d’inspiration créatrice. Enfin, une bête prend la plume : la marionnette-auteur Loup Bleu offre une réflexion, dûment appuyée de références philosophiques, sur les rapports entre l’homme et l’animal et sur les créations du Théâtre du Sous-marin jaune. Il va sans dire que le dossier se clôt sur une note tout à la fois savante et lou(p)foque. L’animal au théâtre, tel que présenté dans ce numéro, se révèle moins utilisé, aujourd’hui, pour construire une métaphore ou une allégorie ; il donne l’occasion de développer des formes nouvelles, d’interroger l’art et la condition humaine.
Aussi dans Jeu 130
Ce numéro contient également des critiques de spectacles choisis par la rédaction et des compte rendus de festivals : Annie Baillargeon Fortin relate son expérience au Festival international de Théâtre Action (Belgique), tandis que Françoise Boudreault évoque une collaboration entre le Québec et l’Italie lors du Festival ManiganSes. Fait à noter, à la suite du compte rendu du Carrefour international de Québec 2008, préparé par Caroline Garand, nous annonçons quelques primeurs que Marie Gignac a bien voulu nous dévoiler : ces spectacles seront présentés lors de la dixième édition du festival, au printemps 2009. Ailleurs dans le numéro, Sylvain Lavoie relate la naissance du Théâtre Populaire du Québec, et Brigitte Purkhardt rend compte de la remise des prix Europe à Thessalonique (Grèce), puis du congrès de l’AICT (Sofia, Bulgarie), où a été abordée la question de l’émergence d’un théâtre de violence, auquel les participants ont opposé le défi d’un théâtre humaniste. Enfin, en écho au dossier, le metteur en scène Gregory Hlady inaugure une nouvelle rubrique, « Carte blanche », espace de liberté offert aux créateurs, en nous invitant dans les coulisses du spectacle Cœur de chien. Il nous livre quelques réflexions qui nourrissent sa création en cours. Bonne lecture !
Nouveau Jeu
Par Michel Vaïs, rédacteur en chef
Vous tenez entre les mains notre nouveau Jeu. Nouveau papier, nouvelle grille graphique, objet tout neuf. Si c’est un truisme de dire que notre équipe est stable – ce qui ne veut pas dire immobile –, c’est encore plus vrai en ce qui concerne le graphisme. En 32 ans d’existence, la revue n’a connu que deux graphistes : Luc Mondou, qui est décédé en 1995, un an avant que nous célébrions nos vingt ans, et Mathilde Hébert, qui a pris la relève avec Jeu 79. Nous avions déjà changé de format avec Jeu 50, élargissant nos numéros de quatre centimètres et demi. Par la suite, Mathilde a aussi fait évoluer la revue sur le plan visuel par mille détails pour en rendre la lecture plus agréable. Et voilà qu’après douze ans de loyaux services, elle tire sa révérence. Nous ne saurons jamais assez la remercier. C’était l’occasion toute trouvée pour redonner un coup de jeunesse à notre institution devenue vénérable, aussi sommes-nous heureux d’accueillir aujourd’hui nos nouveaux graphistes à qui nous souhaitons longue vie au sein de l’équipe de Jeu : Folio et Garetti. Du même coup, les « Cahiers de théâtre Jeu » deviennent, sur la couverture, « Jeu Revue de théâtre ». Tout simplement.