Permettez que je commence cette critique en soulignant la grande cohérence de la direction artistique de La Licorne. Denis Bernard et Jean-Denis Leduc, têtes pensantes de La Manufacture, ont fait le choix clair et stimulant d’approfondir sur plusieurs années les dramaturgies anglaises contemporaines et de s’intéresser aux auteurs anglo-saxons et québécois s’inscrivant dans le sillon de ce percutant théâtre in-yer-face ou dit de «réalisme social», selon les cas. Ils s’y mettent à plusieurs: Denis Bernard lui-même s’y frotte, mais il sollicite également les metteurs en scène Maxime Denommée et Sylvain Bélanger.
Leur obstination porte ses fruits: ils deviennent petit à petit des maîtres du genre. Ils réussissent de mieux en mieux à labourer ces écritures réalistes et vertigineuses, qu’ils agitent puissamment et dont ils arrivent magnifiquement à dessiner les contours et les profondeurs, jusqu’à en faire surgir de formidables ébranlements et de riches méditations. Rares sont les théâtres établis de Montréal qui persévèrent si longuement dans une même route. La plupart choisisssent de s’éparpiller un peu plus, dans l’espoir d’attrapper plus de fidèles au passage. Or, à La Licorne, on voit bien qu’à défaut de bénéficier d’un long temps de création pour chaque production, il vaut la peine de s’acharner sur un courant dramaturgique pendant quelques années. De là surgit une rigueur et une profondeur trop souvent absentes de nos scènes.
Orphelins, de Dennis Kelly, à cause de la traduction alerte de Fanny Britt et de la mise en scène hyper-tendue de Maxime Denommée, en est une preuve. Après Tête Première (Mark O’Rowe) et Après la fin (Dennis Kelly), Maxime Denommée montre avec Orphelins qu’il sait de mieux en mieux manier cette dramaturgie explosive, qui dissèque à merveille les mécanismes de la violence et de la peur tout en décortiquant les jeux de pouvoir dans les interactions humaines.
Le spectacle laisse tout simplement pantois. Une puissante déflagration, qui agit à tous les niveaux. Narrativité captivante, émotions fortes, déchirements moraux et réflexions sociologiques s’entrelacent et se percutent sans relâche dans cette pièce jouée à un rythme fou, dont nul ne saurait ni ne voudrait calmer l’ardeur. Pourtant, Denommée ne fait rien de plus que se mettre à l’écoute du texte: sa mise en scène n’est ni inventive ni très personnelle. Mais il dirige ses acteurs d’une main ferme et fait éclater chaque mot et chaque situation en de foudroyants éclairs. Faut dire qu’il a réuni une distribution choc. Évelyne Rompré et Steve Laplante manient très agilement le verbe, mais Étienne Pilon se montre encore une fois prodigieux. Voilà un redoutable acteur, aussi preste avec les mots que physiquement alerte. L’intensité et les nuances de son interprétation rendent à merveille l’insécurité et l’hypersensibilité de son personnage et il navigue dans les émotions extrêmes avec une authenticité désarmante, sans jamais sombrer dans le pathos ou la démonstration.
Trève de dithyrambe. L’essentiel se trouve ailleurs. Dans cette pièce où Dennis Kelly aborde le thème de la peur de l’autre (plus précisément celle du musulman – cible préférée du racisme d’aujourd’hui), le drame se décline sur plusieurs fronts et n’en est que plus riche, dévoilant par petites touches un ensemble de comportements contradictoires devant l’étranger et la différence. Ça se passe d’abord dans la cellule familiale. Liam, névrosé, violent, mais insécure et fragile, débarque chez sa soeur Helen en plein milieu du repas qu’elle partage avec son amoureux. Il est ensanglanté, visiblement en état de choc, et raconte qu’il vient de porter secours à un jeune homme arabe, poignardé à répétition.
Dans la cellule familiale, l’Autre, c’est Liam. Si sa soeur semble prête à tout pour le protéger quand soudain il dévoile sa responsabilité dans l’histoire du jeune homme poignardé, elle se montre graduellement plus distante, peut-être moins habilitée qu’elle le croit à accepter ce frère à la personnalité hors-norme, dont elle s’est patiemment occupée depuis la mort de leurs parents. Il en est de même pour Danny, le copain d’Helen, qui tente de cacher le ressentiment éprouvé à l’endroit des jeunes Arabes l’ayant récemment attaqué dans le métro, mais qui vit surtout une remise en question de ses valeurs lors de cette éprouvante soirée. C’est pareil pour Liam, dont le rapport à l’autre est confus mais teinté d’une xénophobie qu’il n’arrive pas à s’avouer, malgré une authentique candeur et un caractère tendre.
Les rapports familiaux tendus et le rapport trouble avec une société multiethnique se croisent ainsi constamment, ancrant le drame aussi fortement dans l’intime que dans le social. C’est brillant. Et, tel qu’il se déploie dans ces multiples entrelacements, l’enjeu de l’ethnophobie n’est jamais simplifié, toujours abordé dans toute sa complexité. Qui plus est, empruntant la forme du thriller psychologique, l’auteur s’amuse à brouiller les pistes et à emmêler les fils narratifs, tissant une toile de mensonges à décrypter. La formule est certes prévisible, mais captivante.
Texte : Dennis Kelly. Traduction : Fanny Britt. Mise en scène : Maxime Denommée. Avec Steve Laplante, Étienne Pilon et Évelyne Rompré. Une production de La Manufacture, présentée à La Licorne jusqu’au 18 février 2012.
Permettez que je commence cette critique en soulignant la grande cohérence de la direction artistique de La Licorne. Denis Bernard et Jean-Denis Leduc, têtes pensantes de La Manufacture, ont fait le choix clair et stimulant d’approfondir sur plusieurs années les dramaturgies anglaises contemporaines et de s’intéresser aux auteurs anglo-saxons et québécois s’inscrivant dans le sillon de ce percutant théâtre in-yer-face ou dit de «réalisme social», selon les cas. Ils s’y mettent à plusieurs: Denis Bernard lui-même s’y frotte, mais il sollicite également les metteurs en scène Maxime Denommée et Sylvain Bélanger.
Leur obstination porte ses fruits: ils deviennent petit à petit des maîtres du genre. Ils réussissent de mieux en mieux à labourer ces écritures réalistes et vertigineuses, qu’ils agitent puissamment et dont ils arrivent magnifiquement à dessiner les contours et les profondeurs, jusqu’à en faire surgir de formidables ébranlements et de riches méditations. Rares sont les théâtres établis de Montréal qui persévèrent si longuement dans une même route. La plupart choisisssent de s’éparpiller un peu plus, dans l’espoir d’attrapper plus de fidèles au passage. Or, à La Licorne, on voit bien qu’à défaut de bénéficier d’un long temps de création pour chaque production, il vaut la peine de s’acharner sur un courant dramaturgique pendant quelques années. De là surgit une rigueur et une profondeur trop souvent absentes de nos scènes.
Orphelins, de Dennis Kelly, à cause de la traduction alerte de Fanny Britt et de la mise en scène hyper-tendue de Maxime Denommée, en est une preuve. Après Tête Première (Mark O’Rowe) et Après la fin (Dennis Kelly), Maxime Denommée montre avec Orphelins qu’il sait de mieux en mieux manier cette dramaturgie explosive, qui dissèque à merveille les mécanismes de la violence et de la peur tout en décortiquant les jeux de pouvoir dans les interactions humaines.
Le spectacle laisse tout simplement pantois. Une puissante déflagration, qui agit à tous les niveaux. Narrativité captivante, émotions fortes, déchirements moraux et réflexions sociologiques s’entrelacent et se percutent sans relâche dans cette pièce jouée à un rythme fou, dont nul ne saurait ni ne voudrait calmer l’ardeur. Pourtant, Denommée ne fait rien de plus que se mettre à l’écoute du texte: sa mise en scène n’est ni inventive ni très personnelle. Mais il dirige ses acteurs d’une main ferme et fait éclater chaque mot et chaque situation en de foudroyants éclairs. Faut dire qu’il a réuni une distribution choc. Évelyne Rompré et Steve Laplante manient très agilement le verbe, mais Étienne Pilon se montre encore une fois prodigieux. Voilà un redoutable acteur, aussi preste avec les mots que physiquement alerte. L’intensité et les nuances de son interprétation rendent à merveille l’insécurité et l’hypersensibilité de son personnage et il navigue dans les émotions extrêmes avec une authenticité désarmante, sans jamais sombrer dans le pathos ou la démonstration.
Trève de dithyrambe. L’essentiel se trouve ailleurs. Dans cette pièce où Dennis Kelly aborde le thème de la peur de l’autre (plus précisément celle du musulman – cible préférée du racisme d’aujourd’hui), le drame se décline sur plusieurs fronts et n’en est que plus riche, dévoilant par petites touches un ensemble de comportements contradictoires devant l’étranger et la différence. Ça se passe d’abord dans la cellule familiale. Liam, névrosé, violent, mais insécure et fragile, débarque chez sa soeur Helen en plein milieu du repas qu’elle partage avec son amoureux. Il est ensanglanté, visiblement en état de choc, et raconte qu’il vient de porter secours à un jeune homme arabe, poignardé à répétition.
Dans la cellule familiale, l’Autre, c’est Liam. Si sa soeur semble prête à tout pour le protéger quand soudain il dévoile sa responsabilité dans l’histoire du jeune homme poignardé, elle se montre graduellement plus distante, peut-être moins habilitée qu’elle le croit à accepter ce frère à la personnalité hors-norme, dont elle s’est patiemment occupée depuis la mort de leurs parents. Il en est de même pour Danny, le copain d’Helen, qui tente de cacher le ressentiment éprouvé à l’endroit des jeunes Arabes l’ayant récemment attaqué dans le métro, mais qui vit surtout une remise en question de ses valeurs lors de cette éprouvante soirée. C’est pareil pour Liam, dont le rapport à l’autre est confus mais teinté d’une xénophobie qu’il n’arrive pas à s’avouer, malgré une authentique candeur et un caractère tendre.
Les rapports familiaux tendus et le rapport trouble avec une société multiethnique se croisent ainsi constamment, ancrant le drame aussi fortement dans l’intime que dans le social. C’est brillant. Et, tel qu’il se déploie dans ces multiples entrelacements, l’enjeu de l’ethnophobie n’est jamais simplifié, toujours abordé dans toute sa complexité. Qui plus est, empruntant la forme du thriller psychologique, l’auteur s’amuse à brouiller les pistes et à emmêler les fils narratifs, tissant une toile de mensonges à décrypter. La formule est certes prévisible, mais captivante.
Orphelins
Texte : Dennis Kelly. Traduction : Fanny Britt. Mise en scène : Maxime Denommée. Avec Steve Laplante, Étienne Pilon et Évelyne Rompré. Une production de La Manufacture, présentée à La Licorne jusqu’au 18 février 2012.