Critiques

Angoisse cosmique : Cynisme galopant

Christian Lollike: le nom ne vous dira peut-être rien, mais ce jeune auteur danois, encore très peu joué dans la francophonie, est l’une des figures montantes de la scène théâtrale de Copenhague. Là-bas, il dirige le Caféteatret, petit théâtre d’avant-garde où il présente entre autres ses propres pièces, proposant un théâtre très politique qui offre un regard décalé, grinçant, sur l’actualité. Il a écrit sur les attentats terroristes du 11 septembre (Chef-d’oeuvre : de l’art, de la foi et du terrorisme) et a créé tout un émoi en mettant intégralement en scène le manifeste du tueur norvégien Anders Breivik. 

La pièce que présente le Théâtre Niveau Parking est tout aussi ancrée dans un sujet brûlant: le réchauffement de la planète (pardonnez-moi le jeu de mots facile). Angoisse cosmique où le jour où Brad Pitt fut atteint de paranoïa, partition éclatée pour 3 acteurs multi-tâches, fait le procès de notre impuissance collective devant les désastres écologiques qui nous guettent. Dans leur appartement confortable et épuré, trois jeunes gens hyperconscientisés, branchés sur toutes les sources d’information, cherchent des moyens d’agir pour contrer «l’éco-calypse». Il n’y a que Brad Pitt, pensent-ils, pour conscientiser la planète à l’urgence d’agir. Perruques et lunettes fumées enfilées, ils jouent les stars d’Hollywood en quête d’engagement, lancés dans un projet de long métrage à saveur environnementale et révolutionnaire. S’amusant à caricaturer l’industrie du cinéma américain et les discours pompeux des environnementalistes, ils finiront toujours par se débarrasser de leurs costumes pour retomber dans le néant et l’impuissance.

Fragmentaire, le texte invite à une forte théâtralité et ouvre des brèches documentaires: chaque reconstitution amusée de la quête de Brad Pitt est interrompue par des moments de pause où peuvent se greffer divers extraits vidéo. Le metteur en scène Michel Nadeau a choisi notamment des séquences issues du documentaire écologiste d’Al Gore (Une vérité qui dérange) et des extraits d’entrevue avec Hubert Reeves ou avec le philosophe Luc Ferry. Le procédé est un peu didactique, mais plutôt bien intégré à l’univers de ces trois personnages constamment plongés dans la fiction, les écrans et l’abondance d’informations, connectés en permanence par d’infinis réseaux de communications.

La pièce de Lollike, en ce sens, propose non seulement un regard sur les enjeux environnementaux de notre époque mais réfléchit aussi aux bienfaits et aux écueils d’une société saturée d’images et de documents interreliés, dans laquelle l’action réelle est trop facilement abandonnée au profit d’une consultation effrénée mais passive d’informations. Nadeau, en donnant aux écrans une place significative, accentue cette dimension. Il n’y a pas d’autres grandes idées dans cette mise en scène. Toutefois, dirigeant ses acteurs assez sobrement, il a visiblement pris plaisir à exploiter leurs talents de composition dans les scènes plus caricaturales. Hugues Frenette, mais surtout Emmanuel Bédard et Claude Breton-Potvin, s’en donnent à coeur joie.

Si le texte est touffu, par moments trop explicatif, il n’en est pas moins éloquent. S’y décline, sur un ton satirique et lucide, la longue liste des entraves à l’engagement et à l’action. Ironie et cynisme. Découragement devant le manque d’éducation d’une grande partie de la population. Attrait du divertissement abrutissant et obéissance à des pulsions égocentriques. Repli sur soi ou sur une relation amoureuse fusionnelle et aveuglante. Inefficacité des petits gestes environnementaux quotidiens. Militantisme agissant dans le vide et ne convaincant qu’une poignée d’adeptes. Enflure du discours écologiste qui en devient sectaire et inquiétant. Impossibilité de freiner la surconsommation. Impuissance de l’art engagé. Voilà ce qui mène Brad Pitt à l’angoisse et à la schyzophrénie, d’autant qu’il prend conscience de la vacuité du monde du spectacle dans lequel il évolue.

Certaines scènes proposent une réflexion dérangeante, en osant montrer une facette non-reluisante de situations socialement encouragées, que personne n’ose remettre en cause. Faire un enfant, par exemple, n’est plus un courageux acte de vie, plutôt un geste égoïste plongeant les parents dans un univers autocentré, où le sens du collectif et les luttes sociales sont noyées.

Angoisse cosmique est donc une charge profondément pessimiste, mais cette pointilleuse mise en lumière du cynisme ambiant, doublée d’humour corrosif, a tout pour provoquer une volonté d’agir, un désir de continuer le combat mené par ces trois hallucinés personnificateurs de Brad Pitt. En ce sens, l’ajout par le metteur en scène d’une finale traversée d’espoir et de positivisme bon enfant est profondément superflue. Pétrie de bonne conscience, une attitude justement dénoncée par Christian Lollike, cette finale est totalement incongrue et diminue la portée du spectacle. Dommage.

 

Angoisse cosmique ou le jour où Brad Pitt fut atteint de paranoïa
De Christian Lollike
Traduction: Catherine Lise Dubost
Mise en scène par Michel Nadeau
Une production du Théâtre Niveau Parking
À l’affiche ce soir (27 mai) au Théâtre Périscope, dans le cadre du Carrefour international de théâtre de Québec
En reprise au Théâtre Périscope du 23 octobre au 17 novembre 2012

 

Philippe Couture

À propos de

Critique de théâtre, journaliste et rédacteur web travaillant entre Montréal et Bruxelles, Philippe Couture collabore à Jeu depuis 2009. En plus de contribuer au Devoir, à des émissions d’ICI Radio-Canada Première, au quotidien belge La Libre et aux revues Alternatives Théâtrales et UBU Scènes d’Europe, il est l’un des nouveaux interprètes du spectacle-conférence La Convivialité, en tournée en France et en Belgique.