Critiques

L’identité autrement dans les solos de Robert Lepage

Érick Labbé

Depuis les années 70 – décennie du «moi» pour certains – , le solo est un phénomène en pleine expansion et se présente comme un genre concomitant de la modernité. Il en véhicule non seulement les enjeux (revendications politiques; bouleversements esthétiques et quêtes idéologiques), mais aussi les dérives (exposition du moi de l’artiste – corps, vie privée, etc.). Ceci le laisse alors penser comme le fruit d’une époque dominée par les notions d’individualisme, d’égocentrisme et de narcissisme. En instaurant un dispositif théâtral dans lequel l’artiste se trouve «viscéralement» engagé en tant qu’individu, derrière les figures de l’auteur, du metteur en scène et de l’acteur, on peut légitimement se demander si cette position omnipotente sur sa propre création ne soumettrait pas l’artiste aux tentations de céder à ce que certains, comme Christopher Lasch, considèrent comme les dérives de la modernité. Mais le solo n’est-il que le fruit de cette culture où le moi est roi? Ne peut-on pas y lire, derrière le reflet négatif qu’a priori il renvoie, un rapport singulier du Sujet au monde? Ne traduit-il pas une certaine manière de construire son identité aujourd’hui?

Il est frappant de constater qu’à la fois les questions d’ordre identitaire traversent l’ensemble du théâtre québécois, mais aussi que les spectacles solos s’y développent de plus en plus. Comment alors ne pas être tenté d’interroger les modèles de construction identitaire qui s’y dessinent? Et comment ne pas évoquer une figure majeure du théâtre québécois, qui a fait du spectacle solo l’une de ses spécialités? Nous pensons bien sûr à Robert Lepage.

Les solos de Lepage ont la particularité d’offrir le reflet d’une identité qui se construit – par opposition à une identité qui ne serait que le fruit immuable d’un destin déterminé. Or, cette conception de l’identité selon laquelle le devenir du Sujet lui appartient, qu’il est le fruit de ses actes et n’obéit pas uniquement aux normes et conventions sociales de sa culture, Judith Butler la qualifie «d’identité performative». Et c’est bien dans cette pensée de l’identité que Lepage s’inscrit. Chez Lepage, la construction identitaire se joue dans la quête d’authenticité et la découverte de soi dont les personnages sont les protagonistes.

Les solos de Lepage offrent le reflet de cette identité dite «performative» d’une manière très efficace. Au-delà des thématiques que privilégie l’artiste (la solitude, le mal de vivre, le séjour à l’étranger qui prend les allures d’un parcours initiatique pour les personnages, etc.), c’est dans les procédés de représentation qu’il affectionne tout particulièrement que l’on peut voir se dessiner deux des aspects fondamentaux de l’identité en construction: l’ouverture à une multiplicité de devenirs possibles et le processus de transformation que ces devenirs impliquent.

Une multiplicité donc, que l’on retrouve particulièrement bien exploitée dans la construction des personnages puisqu’elle en traduit avec justesse toute la complexité. Outre le fait que l’acteur interprète toujours une diversité de personnages (Robert et Cocteau dans les Aiguilles et l’Opium, Philippe et André dans la Face cachée de la lune ou encore Frédéric, Arnaud et H.-C. Andersen dans le Projet Andersen) – ce qui permet de voir se multiplier les identités en présence sur scène -, il est intéressant de noter qu’au sein même de ces personnages, une dualité subsiste toujours. Tant les effets de miroir que l’idée du double, qu’il soit ombre ou reflet, sont récurrents chez Lepage et se retrouvent à la fois sur le plan dramatique et sur le plan scénique. Dans la Face cachée de la lune, par exemple, c’est à travers les figures de deux frères diamétralement opposés, Philippe et André, qu’une confrontation se dessine à l’image de celle que Lepage retrace en toile de fond du spectacle, opposant Américains et Soviétiques dans la conquête de l’espace: «Le spectacle de ce soir s’inspire en quelque sorte de la compétition entre [Américains et Soviétiques] pour raconter celle de deux frères cherchant continuellement dans le regard de l’autre un miroir pour y contempler ses propres blessures ainsi que sa propre vanité.»

Lepage passe donc ici par la confrontation, le «duel» entre deux entités, pour parvenir à révéler la dualité qui les habite, à l’image, cette fois-ci, de la lune et de ses deux visages: sa face visible et sa face cachée. Le rapport conflictuel dans la relation des personnages entre eux semble alors n’être que le reflet d’un conflit qui se joue en chacun d’eux, à l’intérieur même de l’identité. Lepage montre que, dans la multiplication des personnages ou l’évocation de multiples visages, c’est aussi la fragmentation d’un moi qui s’opère comme s’il était donné à voir sous ses différentes facettes.

Dans le Projet Andersen, c’est en développant le thème de l’ombre et en jouant avec sa représentation que l’artiste parvient à montrer comment l’identité n’est ni achevée ni univoque mais qu’au contraire il s’y trouve souvent de l’inavouable et, toujours, de l’inconnu. Dans ce spectacle, Lepage va non seulement accorder au conte de l’Ombre d’Andersen une place de choix, mais il va aussi chercher à mettre en lumière la part d’ombre en chacun des personnages (Frédéric et sa crainte des enfants; Arnaud et ses tendances maniaco-sexuelles; Andersen et sa peur maladive des femmes). C’est d’ailleurs à celle-ci que tous vont se confronter. À l’issue de ce tête-à-tête avec eux-mêmes, certains parviendront à changer (Frédéric), d’autres, en revanche, s’y perdront (Arnaud).

Ainsi, Lepage s’emploie non seulement à multiplier les personnages à partir de l’unique présence de l’acteur en scène, mais il invite aussi à penser ces personnages dans leur complexité, dans leur multiplicité, pourrions-nous dire. C’est pourquoi il semble qu’à l’instar des oeuvres cubistes, ses solos obéissent à ce procédé qui consiste à montrer un objet sous différents angles pour parvenir à en rendre la totalité. Qu’il s’agisse de la construction du récit dramatique ou de la réalisation scénique, Lepage privilégie l’exposition d’un tout à travers chacune de ses parties, comme autant de facettes offertes au spectateur pour lui permettre de construire cette totalité.

Le processus de transformation auquel obéissent les éléments de la représentation est un autre aspect qui vient non seulement asseoir l’idée qu’ils sont à la fois «un» et multiple, mais aussi mettre en lumière un devenir aux différents possibles. L’un des exemples les plus probants est certainement ce cercle, dans la Face cachée de la lune, qui devient tour à tour hublot d’une machine à laver, celui d’une navette spatiale, pleine lune, scanner, horloge et enfin aquarium. Les exemples ne manquent pas. Les objets se transforment au même titre que les lieux, dans une sorte de fondu enchaîné.

Le recours à ce procédé cinématographique est aussi visible dans les transitions qui permettent de passer d’un personnage à un autre. C’est le cas, notamment, dans le Projet Andersen, lorsqu’en passant derrière un arbre, Frédéric devient la Dryade, puis plus tard, lorsque Andersen devient Rachid qui, à son tour, devient Arnaud. Dans ces changements de personnage s’esquisse l’évanescence de leur identité respective, mais aussi le désir de «devenir quelqu’un», à l’image de la Dryade qui, enfermée dans un marronnier, décida d’en sortir pour découvrir le monde et «vivre comme une vivante». La mue de la Dryade vient alors symboliser celle des autres personnages. Ainsi, la construction identitaire dans les solos de Lepage est intimement liée à ces transformations que l’artiste donne à voir non sans nuances.

Notons enfin que ces transformations des personnages se doublent systématiquement de traversées géographiques, comme si, pour se révéler, ils avaient besoin d’un ailleurs. Tous vont en effet chercher une reconnaissance à l’étranger, et leur voyage s’apparente à un parcours initiatique au terme duquel ils s’aperçoivent que ce qu’ils cherchent n’est nulle part ailleurs qu’en eux-mêmes. Cette prise de conscience ne semble pas tant tenir au fait d’être ailleurs qu’à celui de franchir des étapes, de s’inscrire dans un devenir. C’est pourquoi, en privilégiant la multiplicité des éléments de la représentation et leur transformation, Lepage s’inscrit dans une époque qui fait de plus en plus place aux discours sur l’identité; une identité dont la construction et la compréhension ne peuvent se faire qu’à la lumière du processus (ou devenir) dans lequel le Sujet s’inscrit.

Au fond, n’est-ce pas (aussi) en cela que la démarche de Lepage parvient à transcender une «culture du narcissisme» dont le solo pourrait être si facilement l’un des plus nets reflets?

Tiré de JEU 127, 2008.

Edwige Perrot

À propos de

Chercheuse, elle a soutenu en 2013 une thèse intitulée Les Usages de la vidéo en direct au théâtre chez Ivo van Hove et chez Guy Cassiers (Université Paris-3/Université de Montréal).