Il a tourné trois films à ce jour: Le Confessionnal, Le Polygraphe et Nô. La trace ou le souvenir du théâtre sont plus ou moins présents dans les trois œuvres, de façon parfois inattendue. D’emblée – Lepage l’a assez répété à l’occasion de la sortie du petit dernier, au Festival des Films du Monde -, sa carrière de cinéaste a pu compter sur d’assez gros appuis, le situant confortablement au cœur d’importantes coproductions internationales. Si bien qu’il n’a jamais eu l’occasion de faire un « premier film », un simple court métrage, gauche et boutonneux. Son vrai premier film, il considère donc que c’est Nô. Il l’a tourné en dix-sept jours, en super 16, avec un mini budget d’un million de dollars, parce que lui et ses copains avaient un trou de deux mois dans leur agenda, à la suite du retrait imprévu d’un important partenaire dans un (autre) projet de film à grand déploiement, lequel devrait être tourné en 1999.
Le Confessionnal
Le premier film, on le sait, n’est pas la suite cinématographique d’une œuvre théâtrale de Lepage, mais lui a été inspiré par I Confess d’Alfred Hitchcock, film que le maître du suspense était venu tourner à Québec en 1952. On y voit un prêtre, lié par le secret de la confession, refuser de dénoncer un meurtrier. Le film de Lepage constitue à la fois une nouvelle version de cette œuvre (le «crime» est un adultère dont naîtra un enfant) et un hommage au réalisateur anglo-américain. Ce que l’on sait moins, cependant, c’est que Hitchcock avait signé là l’adaptation cinématographique d’une pièce du Français Paul Anthelme, qui, à peine quelques mois plus tard, connut une adaptation québécoise sous la plume de Julien Daoust. La première de la Conscience d’un prêtre eut lieu au Théâtre des Nouveautés de Montréal, le 20 janvier 1903. Dominique Lafon, à qui je dois ces informations, penche même pour une influence du mélodrame québécois sur Hitchcock, dont le scénario «présente de singulières similitudes avec l’œuvre de Daoust, indépendamment de leur source commune, la pièce d’Anthelme».
Toujours est-il que Lepage situe l’action de son film à la fois en 1952 et dans les années quatre-vingt. Fidèle à son style au théâtre, il s’attache à nous faire voyager en un clin d’œil à travers le temps et l’espace, en recherchant des correspondances, des similitudes, des effets de simultanéité ou des coïncidences. Ce qui donne une séduisante sensation d’illusion et, en définitive, joue un rôle comparable à celui des leitmotive musicaux. C’est le côté «Lelouch» de Lepage, déjà présent dans la Trilogie des dragons. Par exemple, dans Le Confessionnal, Hitchcock (interprété par un sosie fort crédible) lance Cut! sur son plateau de tournage et, immédiatement après, on voit un personnage (Marc) se trancher les veines dans son bain, au Japon, à des milliers de kilomètres et des dizaines d’années de là. Ou alors: une séance de tournage dans une église (en 1952) se termine, après un long travelling sur fond de musique religieuse, sur le curé qui enlève un disque compact du lecteur au laser. Ingénieux. On sourit car on a l’impression de s’être fait avoir: on se croyait encore en 1952, et voilà qu’on a avancé de trente-sept ans sans s’en rendre compte.
L’univers théâtral de Lepage est présent dans Le Confessionnal, autant par ses thématiques (quête d’identité, rappels de la Chine et du Japon, homosexualité) et ses couleurs vives que par ses personnages (un jeune artiste visuel, une danseuse ou comédienne vulgaire, un rond-de-cuir empoté aux reparties désarmantes pour les intermèdes comiques) ou par son enthousiasme pour la technique. Sur ce plan, le cinéaste explore toute une gamme de procédés propres au cinéma: ralentis ou accélérés, superposition d’images, contreplongées, contrepoints et ainsi de suite. Il finit par nous persuader que, loin d’avoir amené avec lui au cinéma des techniques propres au théâtre, il avait toujours utilisé, au théâtre, des techniques cinématographiques.
Ainsi en est-il des effets de miroir ou, par exemple, de cette scène: Pierre Lamontagne (le jeune artiste visuel) est endormi en position de fœtus; la caméra placée au-dessus de lui prend du recul, pivote sur elle-même, puis l’image se fond dans… le ventre de sa mère enceinte de lui, trente ans plus tôt. Le lien est d’une clarté fulgurante. Par ailleurs, ce procédé m’a rappelé très précisément le tableau de Circulations qui montrait trois amis fumant du pot, assis à une table, et successivement vus de profil puis de haut. Les acteurs avaient alors dû se coucher sur le sol pour créer cette intrigante illusion d’optique.
Le Polygraphe
Le deuxième film de Robert Lepage est directement adapté de la pièce Polygraphe, conçue par Marie Brassard et Robert Lepage et interprétée par eux (et Pierre-Philippe Guay), d’abord à l’Implanthéâtre de Québec du 6 au 14 mai 19883, puis dans une deuxième mouture au Théâtre de Quat’Sous, en novembre de la même année. La pièce a par la suite fait l’objet de nombreuses tournées, notamment à Londres, où elle a remporté le prix de la meilleure mise en scène de l’année.
J’avais été fort impressionné par la première version de la pièce, donnée au sous-sol de l’Implanthéâtre (devenu depuis le Périscope). L’imposant mur de briques qui traversait l’espace scénique de cour à jardin s’est avéré d’une incroyable efficacité pour évoquer autant la ruelle sordide où une jeune femme de Québec était assassinée que le mur de Berlin, objet des études de François Tremblay, ami de la victime et étudiant en sciences politiques. Le parallélisme entre l’enquête criminelle et le discours sur la réunification de l’Allemagne – les artères du cadavre et celles de Berlin étaient, là encore, un relent de Circulations – donnait une saisissante impression de cohésion à l’intrigue. Par ailleurs, le fait qu’il était question du tournage d’un film sur ce meurtre non résolu introduisait clairement le cinéma comme thématique dans la pièce.
Dans la deuxième version présentée à Montréal, tout un nouveau développement était apparu, qui allongeait considérablement le spectacle. Le personnage de François, joué par Robert Lepage, se laissait envahir par des pulsions névrotiques révélant un comportement de sadique et de toxicomane. J’avais vu là de la complaisance en eaux troubles, et j’ai regretté la première version. Le film, qui heureusement insiste moins sur cet aspect du personnage soumis au polygraphe (le détecteur de mensonges), m’est apparu comme le plus autonome des trois de Lepage, par rapport à sa source théâtrale. Plusieurs séquences sont tournées en extérieur – dans les rues du Vieux- Québec, à Berlin -, et le mur a pratiquement disparu, sinon pour de courtes scènes de passage à la douane et pour un document d’époque sur la chute du Mur de la honte. Les remparts de Québec, sous la neige, où se promènent Lucie (l’amie de François, qui joue le rôle de la jeune femme assassinée dans le tournage du film) et son amant Christof (le pathologiste allemand chargé de l’enquête) ont curieusement un air de carton-pâte, donc, de décor de théâtre. Cela est sans doute dû aux éclairages très colorés se détachant dans la nuit et au son «studio» des voix étouffées par la neige. Autrement, les accélérés, les ralentis et autres techniques propres au cinéma font oublier le théâtre et même la pièce source.
Nô
Le film que son auteur considère à la fois comme son plus modeste et son plus personnel a connu les honneurs de la soirée d’ouverture du Festival des Films du Monde. Étonnamment, au dire de Lepage, qui prétend n’avoir voulu faire qu’une petite comédie sans prétention pour consommation exclusivement québécoise (or, aux dernières nouvelles, les Français se l’arrachent et il a remporté le prix du meilleur film canadien accordé par le public au Festival des films de Toronto!). Il s’agit cette fois, non pas d’une adaptation, mais d’un produit dérivé – soyons franc: un sous-produit boursouflé – d’une des Sept Branches de la rivière Ota. Lepage et les membres du collectif original ont pris le tableau intitulé «Les Mots» pour en faire un film. On y voit une troupe de théâtre québécoise en tournée à Osaka en octobre 1970, présentant au pavillon du Canada la Dame de chez Maxim’s de Feydeau. L’attaché culturel de l’ambassade, Walter Lapointe, et sa femme, Patricia Hébert, invitent après la représentation toute la troupe au restaurant, mais seule viendra Sophie, la comédienne principale, toute troublée par une rupture récente. Après un échange de vacheries mondaines entre les deux femmes, Sophie et Walter restent seuls et finissent la nuit dans le stupre et le saké, brusquement interrompus par le retour inopiné de la crispante et jalouse Patricia. La fin tourne à la douteuse parodie du théâtre de boulevard, anecdotique et superficielle. C’était là le maillon le plus faible d’un spectacle-fleuve de sept heures et quelque, doté par ailleurs de plusieurs scènes remarquables.
Dans le film, tout ce qui précède a été maintenu. S’y ajoute, principalement, l’histoire parallèle – qu’il avait fallu sacrifier dans la pièce, déjà grosse de plusieurs histoires parallèles – de Michel, l’ami de Sophie resté au Québec. Ce qui nous vaut, en noir et blanc (le reste du film est en couleur), un regard sur la crise d’Octobre, dont Michel, étudiant en sciences politiques et poseur de bombes, est un des artisans. Ce qui permet aussi à Lepage d’insérer des extraits d’actualités où il se paie la tête de Jean Chrétien et de Pierre Trudeau. Quant au titre du film, dans un jeu de mots facile, il 129 fait référence à la fois à la tradition millénaire d’un pays doté d’une identité culturelle forte – la première scène montre des acteurs de nô endossant leur masque et donnant un spectacle – et au non des Québécois au référendum de 1980. Lepage semble dire qu’en disant «no!» les Québécois ont refusé d’appuyer un projet national qui aurait solidifié leur identité collective. La critique du comportement de colonisés des acteurs québécois présentant du Feydeau à Osaka trouve un prolongement politique qui, malheureusement, ne convainc pas tant il est traité par-dessus la jambe.
Film autonome par rapport aux Sept Branches…, les références théâtrales qu’on y trouve sont les extraits de la pièce de Feydeau (repris en contrepoint, à la fin, avec la scène de cocufiage où Walter Lapointe joue au chat et à la souris avec sa tendre moitié venue le surprendre en flagrant délit d’infidélité) et les séquences du nô au début.
En fait, comme pour ses autres films, l’œuvre de Robert Lepage rappelle plutôt à quel point c’est son théâtre qui, avec ses multiples écrans, son rythme moderne, ses enchaînements ingénieux, a toujours été cinématographique. Marie Brassard, Marie Gignac, Richard Fréchette, Anne-Marie Cadieux, qui ont fait partie du collectif de création de plusieurs pièces mises en scène par Lepage et qui se retrouvent dans ses films auprès de plusieurs autres collaborateurs moins réguliers, contribuent aussi pour beaucoup à une impression de parenté entre les deux genres. Si bien que tous ceux qui ont été émus à La Trilogie des dragons dans les années quatre-vingt ne voudront pas manquer son «prolongement» filmique (surtout si l’on fait appel aux mêmes interprètes), quand bien même il différerait considérablement du spectacle théâtral. Ce ne serait pas la première fois que Robert Lepage nous aura conviés à une nouvelle version d’une de ses œuvres.
Tiré de JEU 88, 1998.
Il a tourné trois films à ce jour: Le Confessionnal, Le Polygraphe et Nô. La trace ou le souvenir du théâtre sont plus ou moins présents dans les trois œuvres, de façon parfois inattendue. D’emblée – Lepage l’a assez répété à l’occasion de la sortie du petit dernier, au Festival des Films du Monde -, sa carrière de cinéaste a pu compter sur d’assez gros appuis, le situant confortablement au cœur d’importantes coproductions internationales. Si bien qu’il n’a jamais eu l’occasion de faire un « premier film », un simple court métrage, gauche et boutonneux. Son vrai premier film, il considère donc que c’est Nô. Il l’a tourné en dix-sept jours, en super 16, avec un mini budget d’un million de dollars, parce que lui et ses copains avaient un trou de deux mois dans leur agenda, à la suite du retrait imprévu d’un important partenaire dans un (autre) projet de film à grand déploiement, lequel devrait être tourné en 1999.
Le Confessionnal
Le premier film, on le sait, n’est pas la suite cinématographique d’une œuvre théâtrale de Lepage, mais lui a été inspiré par I Confess d’Alfred Hitchcock, film que le maître du suspense était venu tourner à Québec en 1952. On y voit un prêtre, lié par le secret de la confession, refuser de dénoncer un meurtrier. Le film de Lepage constitue à la fois une nouvelle version de cette œuvre (le «crime» est un adultère dont naîtra un enfant) et un hommage au réalisateur anglo-américain. Ce que l’on sait moins, cependant, c’est que Hitchcock avait signé là l’adaptation cinématographique d’une pièce du Français Paul Anthelme, qui, à peine quelques mois plus tard, connut une adaptation québécoise sous la plume de Julien Daoust. La première de la Conscience d’un prêtre eut lieu au Théâtre des Nouveautés de Montréal, le 20 janvier 1903. Dominique Lafon, à qui je dois ces informations, penche même pour une influence du mélodrame québécois sur Hitchcock, dont le scénario «présente de singulières similitudes avec l’œuvre de Daoust, indépendamment de leur source commune, la pièce d’Anthelme».
Toujours est-il que Lepage situe l’action de son film à la fois en 1952 et dans les années quatre-vingt. Fidèle à son style au théâtre, il s’attache à nous faire voyager en un clin d’œil à travers le temps et l’espace, en recherchant des correspondances, des similitudes, des effets de simultanéité ou des coïncidences. Ce qui donne une séduisante sensation d’illusion et, en définitive, joue un rôle comparable à celui des leitmotive musicaux. C’est le côté «Lelouch» de Lepage, déjà présent dans la Trilogie des dragons. Par exemple, dans Le Confessionnal, Hitchcock (interprété par un sosie fort crédible) lance Cut! sur son plateau de tournage et, immédiatement après, on voit un personnage (Marc) se trancher les veines dans son bain, au Japon, à des milliers de kilomètres et des dizaines d’années de là. Ou alors: une séance de tournage dans une église (en 1952) se termine, après un long travelling sur fond de musique religieuse, sur le curé qui enlève un disque compact du lecteur au laser. Ingénieux. On sourit car on a l’impression de s’être fait avoir: on se croyait encore en 1952, et voilà qu’on a avancé de trente-sept ans sans s’en rendre compte.
L’univers théâtral de Lepage est présent dans Le Confessionnal, autant par ses thématiques (quête d’identité, rappels de la Chine et du Japon, homosexualité) et ses couleurs vives que par ses personnages (un jeune artiste visuel, une danseuse ou comédienne vulgaire, un rond-de-cuir empoté aux reparties désarmantes pour les intermèdes comiques) ou par son enthousiasme pour la technique. Sur ce plan, le cinéaste explore toute une gamme de procédés propres au cinéma: ralentis ou accélérés, superposition d’images, contreplongées, contrepoints et ainsi de suite. Il finit par nous persuader que, loin d’avoir amené avec lui au cinéma des techniques propres au théâtre, il avait toujours utilisé, au théâtre, des techniques cinématographiques.
Ainsi en est-il des effets de miroir ou, par exemple, de cette scène: Pierre Lamontagne (le jeune artiste visuel) est endormi en position de fœtus; la caméra placée au-dessus de lui prend du recul, pivote sur elle-même, puis l’image se fond dans… le ventre de sa mère enceinte de lui, trente ans plus tôt. Le lien est d’une clarté fulgurante. Par ailleurs, ce procédé m’a rappelé très précisément le tableau de Circulations qui montrait trois amis fumant du pot, assis à une table, et successivement vus de profil puis de haut. Les acteurs avaient alors dû se coucher sur le sol pour créer cette intrigante illusion d’optique.
Le Polygraphe
Le deuxième film de Robert Lepage est directement adapté de la pièce Polygraphe, conçue par Marie Brassard et Robert Lepage et interprétée par eux (et Pierre-Philippe Guay), d’abord à l’Implanthéâtre de Québec du 6 au 14 mai 19883, puis dans une deuxième mouture au Théâtre de Quat’Sous, en novembre de la même année. La pièce a par la suite fait l’objet de nombreuses tournées, notamment à Londres, où elle a remporté le prix de la meilleure mise en scène de l’année.
J’avais été fort impressionné par la première version de la pièce, donnée au sous-sol de l’Implanthéâtre (devenu depuis le Périscope). L’imposant mur de briques qui traversait l’espace scénique de cour à jardin s’est avéré d’une incroyable efficacité pour évoquer autant la ruelle sordide où une jeune femme de Québec était assassinée que le mur de Berlin, objet des études de François Tremblay, ami de la victime et étudiant en sciences politiques. Le parallélisme entre l’enquête criminelle et le discours sur la réunification de l’Allemagne – les artères du cadavre et celles de Berlin étaient, là encore, un relent de Circulations – donnait une saisissante impression de cohésion à l’intrigue. Par ailleurs, le fait qu’il était question du tournage d’un film sur ce meurtre non résolu introduisait clairement le cinéma comme thématique dans la pièce.
Dans la deuxième version présentée à Montréal, tout un nouveau développement était apparu, qui allongeait considérablement le spectacle. Le personnage de François, joué par Robert Lepage, se laissait envahir par des pulsions névrotiques révélant un comportement de sadique et de toxicomane. J’avais vu là de la complaisance en eaux troubles, et j’ai regretté la première version. Le film, qui heureusement insiste moins sur cet aspect du personnage soumis au polygraphe (le détecteur de mensonges), m’est apparu comme le plus autonome des trois de Lepage, par rapport à sa source théâtrale. Plusieurs séquences sont tournées en extérieur – dans les rues du Vieux- Québec, à Berlin -, et le mur a pratiquement disparu, sinon pour de courtes scènes de passage à la douane et pour un document d’époque sur la chute du Mur de la honte. Les remparts de Québec, sous la neige, où se promènent Lucie (l’amie de François, qui joue le rôle de la jeune femme assassinée dans le tournage du film) et son amant Christof (le pathologiste allemand chargé de l’enquête) ont curieusement un air de carton-pâte, donc, de décor de théâtre. Cela est sans doute dû aux éclairages très colorés se détachant dans la nuit et au son «studio» des voix étouffées par la neige. Autrement, les accélérés, les ralentis et autres techniques propres au cinéma font oublier le théâtre et même la pièce source.
Nô
Le film que son auteur considère à la fois comme son plus modeste et son plus personnel a connu les honneurs de la soirée d’ouverture du Festival des Films du Monde. Étonnamment, au dire de Lepage, qui prétend n’avoir voulu faire qu’une petite comédie sans prétention pour consommation exclusivement québécoise (or, aux dernières nouvelles, les Français se l’arrachent et il a remporté le prix du meilleur film canadien accordé par le public au Festival des films de Toronto!). Il s’agit cette fois, non pas d’une adaptation, mais d’un produit dérivé – soyons franc: un sous-produit boursouflé – d’une des Sept Branches de la rivière Ota. Lepage et les membres du collectif original ont pris le tableau intitulé «Les Mots» pour en faire un film. On y voit une troupe de théâtre québécoise en tournée à Osaka en octobre 1970, présentant au pavillon du Canada la Dame de chez Maxim’s de Feydeau. L’attaché culturel de l’ambassade, Walter Lapointe, et sa femme, Patricia Hébert, invitent après la représentation toute la troupe au restaurant, mais seule viendra Sophie, la comédienne principale, toute troublée par une rupture récente. Après un échange de vacheries mondaines entre les deux femmes, Sophie et Walter restent seuls et finissent la nuit dans le stupre et le saké, brusquement interrompus par le retour inopiné de la crispante et jalouse Patricia. La fin tourne à la douteuse parodie du théâtre de boulevard, anecdotique et superficielle. C’était là le maillon le plus faible d’un spectacle-fleuve de sept heures et quelque, doté par ailleurs de plusieurs scènes remarquables.
Dans le film, tout ce qui précède a été maintenu. S’y ajoute, principalement, l’histoire parallèle – qu’il avait fallu sacrifier dans la pièce, déjà grosse de plusieurs histoires parallèles – de Michel, l’ami de Sophie resté au Québec. Ce qui nous vaut, en noir et blanc (le reste du film est en couleur), un regard sur la crise d’Octobre, dont Michel, étudiant en sciences politiques et poseur de bombes, est un des artisans. Ce qui permet aussi à Lepage d’insérer des extraits d’actualités où il se paie la tête de Jean Chrétien et de Pierre Trudeau. Quant au titre du film, dans un jeu de mots facile, il 129 fait référence à la fois à la tradition millénaire d’un pays doté d’une identité culturelle forte – la première scène montre des acteurs de nô endossant leur masque et donnant un spectacle – et au non des Québécois au référendum de 1980. Lepage semble dire qu’en disant «no!» les Québécois ont refusé d’appuyer un projet national qui aurait solidifié leur identité collective. La critique du comportement de colonisés des acteurs québécois présentant du Feydeau à Osaka trouve un prolongement politique qui, malheureusement, ne convainc pas tant il est traité par-dessus la jambe.
Film autonome par rapport aux Sept Branches…, les références théâtrales qu’on y trouve sont les extraits de la pièce de Feydeau (repris en contrepoint, à la fin, avec la scène de cocufiage où Walter Lapointe joue au chat et à la souris avec sa tendre moitié venue le surprendre en flagrant délit d’infidélité) et les séquences du nô au début.
En fait, comme pour ses autres films, l’œuvre de Robert Lepage rappelle plutôt à quel point c’est son théâtre qui, avec ses multiples écrans, son rythme moderne, ses enchaînements ingénieux, a toujours été cinématographique. Marie Brassard, Marie Gignac, Richard Fréchette, Anne-Marie Cadieux, qui ont fait partie du collectif de création de plusieurs pièces mises en scène par Lepage et qui se retrouvent dans ses films auprès de plusieurs autres collaborateurs moins réguliers, contribuent aussi pour beaucoup à une impression de parenté entre les deux genres. Si bien que tous ceux qui ont été émus à La Trilogie des dragons dans les années quatre-vingt ne voudront pas manquer son «prolongement» filmique (surtout si l’on fait appel aux mêmes interprètes), quand bien même il différerait considérablement du spectacle théâtral. Ce ne serait pas la première fois que Robert Lepage nous aura conviés à une nouvelle version d’une de ses œuvres.
Tiré de JEU 88, 1998.