Critiques

Ta douleur : Douleur exquise

© Nicolas Ruel

« J’ai voulu Brigitte Haentjens, j’ai voulu Francis Ducharme, j’ai voulu un duo. » Lumineuse idée que celle d’Anne Le Beau de s’adjoindre ces deux créateurs pour le volet Traces-Interprètes qui ouvre la 31e saison de la compagnie Danse-Cité. La rencontre, très attendue, donne lieu à une interpénétration de la danse et du théâtre, dans un spectacle qui décline la douleur sous plusieurs formes, le tout porté par deux interprètes et une metteure en scène d’exception.

C’est dans une succession de tableaux que le thème est déployé, les deux acteurs-danseurs s’échangeant les rôles de celui qui souffre, celui qui fait souffrir, ou de celui qui assiste à la souffrance de l’autre. Cette douleur, tantôt sensation physique, tantôt sentiment, est exprimée de diverses façons, parfois brutalement lorsque l’un assène des coups à l’autre, ou très doucement alors que tous deux sont tout simplement appuyés au mur, respirant fortement. Ce pourrait être un bien sombre tableau s’il n’y avait pas cet humour qui ponctue le spectacle, avec par exemple la représentation de celui qui écoute avec désinvolture et répond avec détachement au récit douloureux d’un autre.

L’autodérision est aussi présente, pensons seulement aux mots prononcés par Anne Le Beau, en furie de se rendre chez l’« ostéo à l’année » et de se faire tasser par de plus jeunes interprètes, à une tirade un peu trop dramatique de Francis Ducharme, soudain interrompue par un « Ta yeule » bien senti de Le Beau ou à des pas de danse esquissés sur l’air du Lac des cygnes. Les deux interprètes, qui ont déjà dansé ensemble pour Dave St-Pierre, évoluent sur la fine ligne qui tend ce spectacle du début à la fin, proposant, grâce à leur interprétation tout en justesse, un véritable kaléidoscope de la souffrance.

Brigitte Haentjens dirige ce duo avec son sens habituel du rythme, proposant des corps précis qui occupent l’espace de façon constamment renouvelée. Radicale par sa simplicité, la proposition donne néanmoins l’impression que le thème est exploré en entier, comme si l’accumulation de ces courts tableaux permettait d’atteindre l’universel. Même si le texte surprend quand il surgit pour la première fois dans le spectacle, ce dernier demeure un ressort essentiel de plusieurs des scènes, particulièrement celles qui sont comiques.

Les éclairages de Marc Parent jouent un rôle clé dans cette proposition scénique, puisqu’ils ponctuent véritablement le spectacle. C’est par eux que plusieurs ambiances différentes dans des tons de rouge et d’orangé sont créés, mais c’est aussi leur absence drastique et totale entre les scènes qui permet au interprètes de créer la surprise d’un tableau à l’autre. Les costumes, quant à eux, proposent un duo complice et coloré, alors qu’elle est vêtue d’une robe de dentelle jaune, portant des souliers verts à talons et que lui porte des pantalons rouges, une chemise blanche et une cravate qu’il a tôt fait d’enlever.

Parce qu’elle fait partie de notre quotidien, mais qu’elle est rarement magnifiée d’une telle façon, la douleur telle que présentée au Théâtre la Chapelle se veut un spectacle au croisement du théâtre et de la danse où les créateurs se sont pourtant véritablement rencontrés pour notre plus grand bonheur.

Ta douleur

Chorégraphie : Brigitte Haentjens. Avec Anne Le Beau et Francis Ducharme. Une production de Danse-Cité. À la Chapelle jusqu’au 29 septembre 2012.

Emilie Jobin

À propos de

Émilie Jobin est professeure au département de littérature et de français du Cégep Édouard-Montpetit.