Critiques

Coma : Karma coma

Il entre en scène, pieds nus, sur le plateau nu, vide, immense. Il se redresse, un peu, relève la tête, un peu, comme un plongeur avant le grand saut. Les premiers mots sont inaudibles, la voix étranglée, le trac? Il se reprend vite, se rue dans le texte. Il hachure les mots, les découpe, les profère pour en faire jaillir la beauté violente, de cette violence née d’une souffrance indicible, rendue plus aiguë encore par l’hypersensibilité qu’apporte la maladie de l’esprit.

Metteur en scène de théâtre, d’opéra et de cinéma internationalement reconnu, Patrice Chéreau l’est beaucoup moins à Montréal, où pas une de ses mises en scène, de théâtre ou d’opéra, n’a été montrée… En quelques quarante ans de carrière, on ne peut s’empêcher de ressentir un manque. Quant à ses films, hormis La reine Margot qu’on lui ressert à toutes les sauces, leur portée a somme toute été plus que confidentielle, présentés sans promotion et programmés, comme Persécution, pendant les vacances d’été ou pour trois séances – dont deux en après-midi pour Son frère – durant un festival, d’été lui aussi.

Acteur, Patrice Chéreau le fut, magistral, dans sa mise en scène de Dans la solitude des champs de coton de Bernard-Marie Koltès, avec Pascal Greggory. Au cinéma, il a joué avec Michael Haneke, Andrej Wajda, Youssef Chahine, entre autres. Depuis une dizaine d’années, Chéreau propose des lectures de textes peu connus, pour le plaisir de porter un texte, de le faire entendre, dans ce sentiment d’urgence qui habite l’artiste et traverse son œuvre. De chaque lecture il fait un moment rare, ainsi de Coma, dont la première eut lieu en Grèce en 2008, n’a été donnée qu’une quinzaine de fois. Cette série de sept représentations au Théâtre du Nouveau Monde est donc une première pour Patrice Chéreau.

Pierre Guyotat a écrit Coma suite à une dépression majeure, une véritable crise identitaire et artistique qui l’a mené au plus profond de la désespérance, suivie du long chemin qui ramène vers la lumière. Un texte dicté plutôt qu’écrit, d’ailleurs, dans l’impossibilité qu’il était alors d’écrire, plusieurs années après cette traversée des ténèbres.

Plus j’interviens physiquement dans la langue, plus j’ai la sensation de vivre ; transformer la langue en verbe est un acte volontaire, un acte physique, écrit Guyotat. Ce à quoi Chéreau répond que le texte, littéralement, lui passe à travers le corps.

La longue errance, les aller et retour dans le Sud, les séjours à l’hôpital, les cachets qu’on avale par poignées pour faire taire la douleur qui jamais ne s’éteint tout à fait,  la difficulté à écrire, qui précipite la crise, les fantômes qui hantent les nuits d’insomnie et plus que tout l’angoisse, terreur muette et indicible. N’être que cela, humain, dans un monde minéral, végétal, animal, divin.  Guyotat raconte tout cela, dans une langue riche et belle, et Chéreau le lit, le dit, seul en scène, fragile, vulnérable. Sa voix parfois se brise, les mots s’entrechoquent, dans une tension éprouvante et nécessaire. Bien qu’il ait le texte en main, il le regarde assez peu, parfois il le brandit, il s’appuie sur lui, dans le réflexe du metteur en scène, pour toujours y revenir, pour capturer un mot qui s’échapperait. Dans une économie de gestes et de déplacements mis en scène par le chorégraphe Thierry Thieû Niang, quelques silences appuyés, de courtes respirations s’enchâssent dans un texte haletant jusqu’au bout de son souffle.

Me remettre en bouche, en cœur, en respiration, ce qui m’a tué, desséché, ces sons tentateurs qui m’ont amené sous son ombre (…) Patience, patience,

Le livre comme le spectacle se terminent sur une virgule (comma en anglais…) après le mot patience qui, lancé par Chéreau, reste en suspension, dans le silence et dans le noir qui suivent.

 

Coma
Texte  de Pierre Guyotat
Mise en scène Thierry Thieû Niang
Au Théâtre du Nouveau Monde jusqu’au 4 novembre