Critiques

Christine, la reine-garçon : Gommer les frontières

Reine plus grande que nature, protectrice des philosophes et des artistes, qui a refusé de se plier aux diktats empesés d’une époque assez trouble, Christine de Suède possédait les atouts nécessaires pour s’inscrire tout naturellement dans la lignée des personnages de Michel Marc Bouchard. Prisonnière d’une religion dans laquelle elle ne se retrouve pas (le protestantisme, qui favorise l’abnégation), d’une société qui ne songe pas à regarder vers l’avant et à accepter que la paix puisse se révéler plus puissant moteur économique que la guerre, coincée dans le corset d’une identité sexuelle difficile à assumer, la reine-garçon fascine, surtout incarnée par Céline Bonnier, qui transmet avec autant de maîtrise la masculinité du monarque que la fragilité de la femme qui ne sait comment séduire celle qu’elle aime, la Comtesse Ebba Sparre, ensorcelante Magalie Lépine-Blondeau, qui manie aussi bien la séduction ravageuse que la réserve troublante.

Comme dans Les feluettes, Les muses orphelines ou encore Tom à la ferme, avant-dernière création de Bouchard, les frontières sont faites pour êtes flouées, les étiquettes arrachées, les pulsions profondes assouvies, le spectateur devenant captif d’une toile adroitement tissée, qui le renvoie non pas à une page historique oubliée, mais à une réalité qui le rejoint, de façon presque viscérale. La Suède d’alors et le Québec d’aujourd’hui finissent par se fondre en un même lieu parallèle, qui suscite la réflexion: pays de neige dirigé par une femme qui tente de combattre l’apathie des hommes, en questionnement perpétuel, vendant ses richesses au plus offrant, refusant qu’une culture forte lui serve de dénominateur commun.

Les discours s’opposent sur scène: la volonté de Christine, encouragée par le philosophe Descartes (Jean-François Casabonne, convaincant) à user de son libre-arbitre, l’arrogance démesurée de Johan Oxenstierna qui semble exploser de cynisme corrosif dans la lecture transmise par Éric Bruneau, l’amour transi, d’une fadeur qui pourrait devenir repoussante si elle n’était pas ancrée dans une certaine physicalité non dépourvue de tendresse chez David Boutin, la perfidie de la reine-mère, une Catherine Bégin caricaturale et grotesque à souhait. Autant d’éclats, de fragments, qui se fichent dans le spectateur qui accepte ne serait-ce que quelques instants de réfléchir à la société dont il fait partie.

La langue de Bouchard reste somptueuse, ciselée comme peu de dramaturges osent encore la travailler. La mise en scène de Serge Denoncourt choisit de s’effacer derrière les arabesques, de laisser le texte parler, privilégiant un cadre attentif, jamais invasif, sculptant ici et là les mouvements des corps par un arrêt sur image, magnifiquement mis en valeur par les costumes fastueux de François Barbeau, véritables pièces d’anthologie, la scénographie sobre mais efficace de Guillaume Lord et les éclairages adroits de Martin Labrecque. On s’interrogera peut-être sur une ou deux longueurs (dont le réquisitoire pour les arts, qui m’a semblé curieusement plaqué ou ce postlude qui n’ajoute pas grand-chose au niveau dramatique) et l’utilisation un peu aléatoire de la trame sonore de Philip Pinsky qui, en nous faisant passer du bruitisme au sous Lully, manque certainement de cohérence. Peut-être souhaitait-on ici rendre encore plus floue l’époque?

Ceux qui croyaient assister à un simple drame historique seront peut-être restés sur leur faim. Ceux qui espéraient un grand moment de théâtre seront sans aucun doute sortis comblés.

 

Christine la reine-garçon
De Michel Marc Bouchard
Mise en scène par Serge Denoncourt
Au Théâtre du Nouveau Monde jusqu’au 12 décembre

 

 

Lucie Renaud

À propos de

Décédée en 2016, elle était professeure, journaliste et rédactrice spécialisée en musique classique, en théâtre et en nouvelle littérature québécoise.