Après Tchekhov et Shakespeare, c’est Marivaux que la Société Richard III a choisi de présenter sur la grande scène du Théâtre Denise-Pelletier. Mais si les directeurs, Carl Poliquin et Daniel Paquette, ont retenu Le Jeu de l’amour et du hasard, ce n’est peut-être pas seulement parce qu’il s’agit d’une des pièces les plus célèbres de ce maître de la subtilité psychologique, des détours amoureux et de la stratégie verbale. C’est aussi qu’on y voit à l’œuvre les forces vives qui finiront par faire prévaloir les valeurs individuelles sur le conservatisme social.
Moderne parmi les classiques, Marivaux illustre en effet un monde en mutation. Les pères ne sont plus des tyrans et Orgon veut marier Dorante à Silvia parce que cette union convient à son ordre social, mais seulement s’ils s’aiment. Ce n’est toujours pas l’égalité entre les classes sociales, tant s’en faut, un maître peut encore donner des coups à son domestique, mais, prévient Arlequin, perspicace et presque menaçant sous sa bouffonnerie, « quand j’aurai épousé, nous vivrons but à but ». C’est-à-dire à égalité. Ce ne sera pas vraiment le cas, enfin pas tout à fait. Arlequin « épousera » bien, mais seulement la suivante, pas la maîtresse, contrairement à ce qu’il croyait. Tout est symétrique dans cette histoire double de maîtres et de valets qui échangent leurs places, mais en symétrie inversée.
Sous leurs livrées de domestiques, Dorante et Silvia s’éprendront l’un de l’autre, et leurs déguisements de maîtres n’empêcheront pas Arlequin et Lisette de batifoler sans manière. Car les amours ancillaires des seconds ne sont que la répétition parodiée des atermoiements d’amour-propre des premiers. Et, on n’est encore qu’en 1730, quand même, l’ordre social n’aura été troublé qu’un instant.
Avec échappée vers le futur néanmoins, car Dorante aura fini par faire à la fausse Lisette l’aveu suprême : il l’aime, contre sa famille, même s’il la croit de condition inférieure et pauvre. C’est déjà l’union moderne, où l’attirance des coeurs l’emporte sur les arrangements sociaux. C’est de cela que Silvia, « féministe » avant l’heure, voulait s’assurer : être aimée pour elle-même. Une avancée subtile mais décisive que le jeune public du TDP semble saisir : en tout cas, il applaudit avec enthousiasme ce triomphe de l’amour.
Confiant sans doute dans le fait que cette conception de l’amour rendait Marivaux accessible à des spectateurs contemporains, Carl Poliquin n’a pas jugé bon de le moderniser davantage. Les costumes des deux amoureux rappellent des esquisses de Watteau, les portraits accrochés aux paravents représentent des personnages ou des scènes du 18e siècle − on pourrait même reconnaître un Fragonard − et la bande sonore, avec ses notes de clavecin et de piano, rend un son baroque.
Mais ce décor léger, lumineux, ces couleurs pastel n’ont rien de réaliste. La longue-vue, rappel d’un siècle passionné d’astronomie, scrute des planètes lègères comme des lanternes chinoises. La végétation du jardin projetée sur les paravents est stylisée comme du papier peint, et l’arceau, où grimpe un pampre symbolique, ne semble là que pour marquer le centre de l’aire de jeu. Un jeu mené rondement et gaiement entre quiproquos et sous-entendus, au rythme étourdissant des éléments mobiles qui tournent constamment sur eux-mêmes.
Au couple Lisette-Arlequin revient la responsabilité de faire rire, et les deux interprètes, encouragés par l’extravagance criarde et comique de leurs costumes, ne s’en privent pas. On peut trouver que Daniel Desparois en fait beaucoup, mais on est dans la tradition de la comédie italienne. Guillaume Champoux et surtout Agathe Lanctôt − les exigences de son personnage en font le centre du noeud dramatique − incarnent avec subtilité et présence le couple typique de Marivaux. Quant au père, incarné avec une autorité bonhomme par Jean-François Blanchard, la mise en scène nous le montre aux aguets, observant et riant, un peu comme nous. Il est le meneur de jeu. Un meneur de jeu qui, abolissant le hasard, sert l’amour et… l’ordre social.
Le Jeu de l’amour et du hasard
Texte : Marivaux. Mise en scène : Carl Poliquin. Une production de la Société Richard III. Au Théâtre Denise-Pelletier jusqu’au 15 février 2013.
Après Tchekhov et Shakespeare, c’est Marivaux que la Société Richard III a choisi de présenter sur la grande scène du Théâtre Denise-Pelletier. Mais si les directeurs, Carl Poliquin et Daniel Paquette, ont retenu Le Jeu de l’amour et du hasard, ce n’est peut-être pas seulement parce qu’il s’agit d’une des pièces les plus célèbres de ce maître de la subtilité psychologique, des détours amoureux et de la stratégie verbale. C’est aussi qu’on y voit à l’œuvre les forces vives qui finiront par faire prévaloir les valeurs individuelles sur le conservatisme social.
Moderne parmi les classiques, Marivaux illustre en effet un monde en mutation. Les pères ne sont plus des tyrans et Orgon veut marier Dorante à Silvia parce que cette union convient à son ordre social, mais seulement s’ils s’aiment. Ce n’est toujours pas l’égalité entre les classes sociales, tant s’en faut, un maître peut encore donner des coups à son domestique, mais, prévient Arlequin, perspicace et presque menaçant sous sa bouffonnerie, « quand j’aurai épousé, nous vivrons but à but ». C’est-à-dire à égalité. Ce ne sera pas vraiment le cas, enfin pas tout à fait. Arlequin « épousera » bien, mais seulement la suivante, pas la maîtresse, contrairement à ce qu’il croyait. Tout est symétrique dans cette histoire double de maîtres et de valets qui échangent leurs places, mais en symétrie inversée.
Sous leurs livrées de domestiques, Dorante et Silvia s’éprendront l’un de l’autre, et leurs déguisements de maîtres n’empêcheront pas Arlequin et Lisette de batifoler sans manière. Car les amours ancillaires des seconds ne sont que la répétition parodiée des atermoiements d’amour-propre des premiers. Et, on n’est encore qu’en 1730, quand même, l’ordre social n’aura été troublé qu’un instant.
Avec échappée vers le futur néanmoins, car Dorante aura fini par faire à la fausse Lisette l’aveu suprême : il l’aime, contre sa famille, même s’il la croit de condition inférieure et pauvre. C’est déjà l’union moderne, où l’attirance des coeurs l’emporte sur les arrangements sociaux. C’est de cela que Silvia, « féministe » avant l’heure, voulait s’assurer : être aimée pour elle-même. Une avancée subtile mais décisive que le jeune public du TDP semble saisir : en tout cas, il applaudit avec enthousiasme ce triomphe de l’amour.
Confiant sans doute dans le fait que cette conception de l’amour rendait Marivaux accessible à des spectateurs contemporains, Carl Poliquin n’a pas jugé bon de le moderniser davantage. Les costumes des deux amoureux rappellent des esquisses de Watteau, les portraits accrochés aux paravents représentent des personnages ou des scènes du 18e siècle − on pourrait même reconnaître un Fragonard − et la bande sonore, avec ses notes de clavecin et de piano, rend un son baroque.
Mais ce décor léger, lumineux, ces couleurs pastel n’ont rien de réaliste. La longue-vue, rappel d’un siècle passionné d’astronomie, scrute des planètes lègères comme des lanternes chinoises. La végétation du jardin projetée sur les paravents est stylisée comme du papier peint, et l’arceau, où grimpe un pampre symbolique, ne semble là que pour marquer le centre de l’aire de jeu. Un jeu mené rondement et gaiement entre quiproquos et sous-entendus, au rythme étourdissant des éléments mobiles qui tournent constamment sur eux-mêmes.
Au couple Lisette-Arlequin revient la responsabilité de faire rire, et les deux interprètes, encouragés par l’extravagance criarde et comique de leurs costumes, ne s’en privent pas. On peut trouver que Daniel Desparois en fait beaucoup, mais on est dans la tradition de la comédie italienne. Guillaume Champoux et surtout Agathe Lanctôt − les exigences de son personnage en font le centre du noeud dramatique − incarnent avec subtilité et présence le couple typique de Marivaux. Quant au père, incarné avec une autorité bonhomme par Jean-François Blanchard, la mise en scène nous le montre aux aguets, observant et riant, un peu comme nous. Il est le meneur de jeu. Un meneur de jeu qui, abolissant le hasard, sert l’amour et… l’ordre social.
Le Jeu de l’amour et du hasard
Texte : Marivaux. Mise en scène : Carl Poliquin. Une production de la Société Richard III. Au Théâtre Denise-Pelletier jusqu’au 15 février 2013.