Impossible de ne pas sortir ébranlé de La fureur de ce que je pense, collage de textes de Nelly Arcan, projet engendré et développé par la comédienne Sophie Cadieux dans le cadre de sa résidence à l’Espace Go.
Impossible d’oublier la scénographie éblouissante d’Antonin Sorel, la robe sculpturale de Catherine Gagnon portée par Evelyne de la Chenelière, la musique particulièrement riche d’Alexander MacSween, les éclairages de Mikko Hynninen, qui tantôt enveloppent, tantôt dénudent. Impossible surtout d’ignorer les mots de Nelly Arcan, aussi tranchants quatre ans après sa mort que lorsqu’ils ont été écrits – crachés –, autant de coups au plexus, de constats parfois froids, mais jamais cliniques, sur l’impossibilité pour l’auteure, pour la femme contemporaine, de s’inscrire entièrement dans cette société régie par l’image.
On comprend que, dès le «je» initial posé sur la page, le destin de Nelly Arcan était scellé. Quand elle nous explique que la première chose qu’elle a faite en emménageant dans son nouvel appartement a été de planter un clou auquel se pendre, on réalise que cette phrase contient toutes les autres, clou que l’on peut percevoir comme une référence – directe ou indirecte – à celui de Tchekhov. L’auteure se savait condamnée dès le premier paragraphe. Les mots ont simplement servi à tenir la mort à distance un temps encore. En s’enlevant la vie, elle a libéré son œuvre, peut-être dans l’espoir que d’autres y communient. Il reste néanmoins très troublant qu’une salle archicomble choisisse de se prosterner devant un tel autel.
Les textes de Nelly Arcan ont été habilement découpés, assemblés et mis en scène par Marie Brassard pour s’articuler autour de sept grands thèmes, l’un esquissé en filigrane par la danseuse Anne Thériault (le chant perdu), six exposés par des comédiennes prisonnières d’une pièce : chambres du motel crade dans lequel officiait Cynthia, la narratrice de Putain, cages dans lesquelles s’exhibent les prostituées d’Amsterdam, prisons de chair, de l’esprit. Incapables d’en sortir, elles disent, elles chuchotent, elles hurlent, elles psalmodient, prêtresses de la mort, statues de sel, femmes de sang. Un cube s’éclaire, les autres disparaissent dans la pénombre ou dans la noirceur; une facette de Nelly Arcan prend alors vie.
Cette partition aux lignes qui semblent fuir dans toutes les directions ne devient pourtant entièrement intelligible que si l’on superpose chaque voix aux autres, que l’apparente horizontalité du propos a besoin de s’ancrer ici et là comme une cadence imparfaite, à travers un mantra énoncé à l’unisson par le chœur ou un geste qui se décompose, se démultiplie en une étonnante musique de chambres. Si les sept interprètes défendent bien la partition qui leur a été assignée, certaines planent au-dessus des autres, notamment Johanne Haberlin, qui nous offre un «chant du sang» parfaitement calibré et Monia Chokri, absolument ensorcelante dans le dernier segment de la pièce.
«Le temps de la représentation, un sens est donné à ma vie, résume Nelly Arcan dans Burqua de chair. Je pleure et c’est encore dans un théâtre que je pleure. Mes pleurs sont entendus par une foule formée de spectateurs de moi-même.» L’auteure se serait sans doute reconnue dans ce portrait protéiforme, ce pas de deux parfois trouble entre le théâtre et l’au-delà. Dommage qu’il ne pouvait être rendu possible que par son ultime sacrifice.
La fureur de ce que je pense
Textes : Nelly Arcand. Adaptation et mise en scène : Marie Brassard. Idéation et développement : Sophie Cadieux. Une coproduction de la compagnie Infrarouge, du Festival TransAmériques, du Théâtre français du CNA et de Parco (Tokyo). À l’Espace GO jusqu’au 4 mai 2013. Au Centre national des Arts du 24 au 27 mai 2017. Au Grand Théâtre de Québec, à l’occasion du Carrefour international de théâtre de Québec, le 31 mai 2017. À l’Usine C, à l’occasion du Festival TransAmériques, du 3 au 5 juin 2017.
Impossible de ne pas sortir ébranlé de La fureur de ce que je pense, collage de textes de Nelly Arcan, projet engendré et développé par la comédienne Sophie Cadieux dans le cadre de sa résidence à l’Espace Go.
Impossible d’oublier la scénographie éblouissante d’Antonin Sorel, la robe sculpturale de Catherine Gagnon portée par Evelyne de la Chenelière, la musique particulièrement riche d’Alexander MacSween, les éclairages de Mikko Hynninen, qui tantôt enveloppent, tantôt dénudent. Impossible surtout d’ignorer les mots de Nelly Arcan, aussi tranchants quatre ans après sa mort que lorsqu’ils ont été écrits – crachés –, autant de coups au plexus, de constats parfois froids, mais jamais cliniques, sur l’impossibilité pour l’auteure, pour la femme contemporaine, de s’inscrire entièrement dans cette société régie par l’image.
On comprend que, dès le «je» initial posé sur la page, le destin de Nelly Arcan était scellé. Quand elle nous explique que la première chose qu’elle a faite en emménageant dans son nouvel appartement a été de planter un clou auquel se pendre, on réalise que cette phrase contient toutes les autres, clou que l’on peut percevoir comme une référence – directe ou indirecte – à celui de Tchekhov. L’auteure se savait condamnée dès le premier paragraphe. Les mots ont simplement servi à tenir la mort à distance un temps encore. En s’enlevant la vie, elle a libéré son œuvre, peut-être dans l’espoir que d’autres y communient. Il reste néanmoins très troublant qu’une salle archicomble choisisse de se prosterner devant un tel autel.
Les textes de Nelly Arcan ont été habilement découpés, assemblés et mis en scène par Marie Brassard pour s’articuler autour de sept grands thèmes, l’un esquissé en filigrane par la danseuse Anne Thériault (le chant perdu), six exposés par des comédiennes prisonnières d’une pièce : chambres du motel crade dans lequel officiait Cynthia, la narratrice de Putain, cages dans lesquelles s’exhibent les prostituées d’Amsterdam, prisons de chair, de l’esprit. Incapables d’en sortir, elles disent, elles chuchotent, elles hurlent, elles psalmodient, prêtresses de la mort, statues de sel, femmes de sang. Un cube s’éclaire, les autres disparaissent dans la pénombre ou dans la noirceur; une facette de Nelly Arcan prend alors vie.
Cette partition aux lignes qui semblent fuir dans toutes les directions ne devient pourtant entièrement intelligible que si l’on superpose chaque voix aux autres, que l’apparente horizontalité du propos a besoin de s’ancrer ici et là comme une cadence imparfaite, à travers un mantra énoncé à l’unisson par le chœur ou un geste qui se décompose, se démultiplie en une étonnante musique de chambres. Si les sept interprètes défendent bien la partition qui leur a été assignée, certaines planent au-dessus des autres, notamment Johanne Haberlin, qui nous offre un «chant du sang» parfaitement calibré et Monia Chokri, absolument ensorcelante dans le dernier segment de la pièce.
«Le temps de la représentation, un sens est donné à ma vie, résume Nelly Arcan dans Burqua de chair. Je pleure et c’est encore dans un théâtre que je pleure. Mes pleurs sont entendus par une foule formée de spectateurs de moi-même.» L’auteure se serait sans doute reconnue dans ce portrait protéiforme, ce pas de deux parfois trouble entre le théâtre et l’au-delà. Dommage qu’il ne pouvait être rendu possible que par son ultime sacrifice.
La fureur de ce que je pense
Textes : Nelly Arcand. Adaptation et mise en scène : Marie Brassard. Idéation et développement : Sophie Cadieux. Une coproduction de la compagnie Infrarouge, du Festival TransAmériques, du Théâtre français du CNA et de Parco (Tokyo). À l’Espace GO jusqu’au 4 mai 2013. Au Centre national des Arts du 24 au 27 mai 2017. Au Grand Théâtre de Québec, à l’occasion du Carrefour international de théâtre de Québec, le 31 mai 2017. À l’Usine C, à l’occasion du Festival TransAmériques, du 3 au 5 juin 2017.