Critiques

Un ennemi du peuple : Vraiment ?

Henrik Ibsen serait-il un auteur québécois exacerbé par les révélations de la commission Charbonneau décidé de débattre de la corruption sur la scène? Un adepte du théâtre d’intervention déterminé à demander au public son opinion en ces jours où l’on ne regarde plus personne sans suspicion? Eh bien non! Le point de départ d’Un Ennemi du peuple, présenté en ouverture du Festival TransAmériques, a bel et bien été écrit en 1883 par un auteur norvégien!

Il y a bien eu adaptation – l’action se situe dans le Berlin actuel, deux personnages féminins sont fusionnés, etc. –, mais l’essentiel est déjà là chez Ibsen: le médecin d’une station thermale récemment ouverte dans une petite ville découvre que l’eau censée guérir les clients est contaminée; alors qu’il veut rendre publique la chose et ainsi sauver des vies, il se heurte au maire, nul autre que son frère, qui réussira à le faire passer de héros à ennemi du peuple en deux temps trois mouvements. Les intérêts financiers des usines à l’origine de la contamination, les intérêts politiques du maire qui se glorifie d’avoir amené la prospérité à sa ville (il ne faut surtout pas créer du chômage en fermant les thermes), l’à-plat-ventrisme des journalistes qui soudainement n’osent plus attaquer le «pouvoir», les soupçons de manigance à leur endroit, tout cela fera en sorte que la bataille sera âpre pour le Docteur Stockmann et sa femme, qui se retrouveront eux-mêmes finalement à hésiter entre l’intégrité et l’argent.

Le spectacle de la Schaubühne est parfaitement à point. On ne s’attendait pas à moins de la plus importante compagnie de théâtre allemande: mise en scène, jeu, décor, tout concourt à faire de ce spectacle un moment de théâtre fort, percutant, et on ne peut plus d’actualité! C’est fait avec intelligence et même humour. Devant les mobiles des uns et des autres, idéalisme et pragmatisme se confrontent; on en vient même à interroger les bases de la démocratie et à évoquer la tyrannie de la masse. Les propos sollicitent le jugement du spectateur à qui on demande son opinion. En effet, le public devient la collectivité invitée à la séance publique où le Dr Stockmann veut faire valoir son point. Et les spectateurs de lever la main pour appuyer telle position, et les éclats de fuser de la salle alors que les personnages provoquent ou haranguent la foule.

Hier soir, alors que les Montréalais venaient d’apprendre qu’il leur fallait bouillir leur eau possiblement infectée, il n’en fallait pas beaucoup pour que les spectateurs embarquent dans le jeu. Partout où le spectacle est passé, d’Avignon où il a été créé, à Berlin, Rome, Athènes, en passant par Buenos Aires et New York, il semble que le public ait accepté cette proposition. Comme quoi le théâtre engagé et engageant a toujours sa pertinence. Malgré le cynisme et le pessimisme ambiants, nourris à un fort sentiment d’impuissance devant les pouvoirs financiers qui font fi des intérêts de la majorité, malgré (ou à cause de) l’écœurement devant la cupidité de certains politiciens, artistes et spectateurs se doivent de réagir à la crise de la démocratie qui secoue notre monde. Même s’il semble peu probable que cela change quoi que ce soit à quoi que ce soit, on peut tout de même manifester sa colère et son indignation. Le FTA vous offre la possibilité de regarder de près cette crise éthique, écologique, politique. Allez-y!

À lire aussi: la critique de Philippe Couture qui a vu ce spectacle au dernier Festival d’Avignon

Un ennemi du peuple
Texte: Henrik Ibsen. Mise en scène: Thomas Ostermeier
Au Théâtre Jean-Duceppe jusqu’au 24 mai à l’occasion du FTA
Au Grand Théâtre de Québec le 27 mai à l’occasion du Carrefour
En allemand avec surtitres français et anglais

 

Louise Vigeant

À propos de

Docteure en sémiologie théâtrale, elle a été professeure de 1979 à 2011. Membre de la rédaction de JEU (puis rédactrice en chef et directrice) de 1988 à 2003, elle a présidé l’Association québécoise des critiques de théâtre de 1996 à 1999 et, de 2004 à 2007, travaillé à la Délégation générale du Québec à Paris.