Critiques

Trieste : Voir Trieste et mourir

Trieste, petit ville italienne nichée sur la côte Adriatique, a comme voisine la Sérénissime Venise et comme particularité de n’en avoir aucune, mis à part le fait qu’elle fut beaucoup visitée par des écrivains et scientifiques. Dante, Rainer Maria Rilke, Freud, James Joyce, Italo Svevo, Stendhal hantent les rues et les cafés de la ville, balayée l’hiver par la bora, ce vent glacial qui rend fou et que Stendhal décrivait ainsi dans sa Correspondance: «J’appelle grand vent quand l’on est constamment occupé à tenir son chapeau, et bora quand on a peur de se casser le bras».

On dit de Trieste qu’elle est baignée de mélancolie. Dans cette atmosphère particulière, éprouvant le vertige du temps passé, Marie Brassard marche dans les empreintes des fantômes, convoquant leur souvenir, découvrant des coïncidences, des «synchronicités» qui tissent entre eux des liens troublants. L’enfer de Dante existe, elle l’a visité dans la Grotta Gigante qui s’ouvre sous la ville, une caverne platonicienne que Gustave Doré a dessinée sans la connaître.

Une femme transparente surgit de la pénombre et dit: «Moi, je ne suis déjà plus vivante». Des limbes océaniques où flottent des créatures bioluminescentes aux traces des disparus qu’elle retrouve au hasard de ses errances, Marie Brassard construit une réflexion intime sur la mort. Éclairée par la lumière blafarde des projections vidéo, elle fouille la mémoire de la pierre. Elle dérive, elle flotte, elle erre dans la ville étrangère. Des images floues, des images d’outre-tombe, décolorées par les souvenirs, usées par la mémoire, montrent des «architectures invisibles», des façades de maison, des images du port, un envol d’oiseaux noirs…

Seule sur l’immense plateau désert et sombre, accompagnée par deux musiciens (Jonathan Parant et Alexandre St-Onge) assis derrière une table encombrée d’ordinateurs et d’instruments, qui jamais n’interfèrent dans le jeu, elle livre d’une voix monocorde ces carnets de voyage dans un texte qui, parfois, aurait mérité d’être plus resserré, plus précis. Devant la beauté des fonds sous-marins, elle s’interroge: et si ce lieu était celui de la vie, de notre vie, secrète, enfouie? Les morts qui flottent au-dessus de nos têtes lancent des hameçons auxquels nous nous accrochons pour nous amener à la lumière.

Trieste est la cinquième création en solo de Marie Brassard présentée au FTA, depuis Jimmy, créature de rêve en 2001 jusqu’à Moi qui me parle à moi-même dans le futur, en 2011. D’un spectacle à l’autre, Marie Brassard creuse le même sillon, dans une démarche artistique à la fois cohérente et singulière. Elle n’a pas son pareil pour faire surgir l’invisible, pour dire l’indicible. Et le trouble suscité par les images et les mots de l’artiste longtemps nous hantent, comme le souvenir de ceux qui sont partis avant nous.

Trieste
Texte, mise en scène et interprétation: Marie Brassard. Une production de la compagnie Infrarouge, à l’Usine C, à l’occasion du FTA, jusqu’au 27 mai 2013.